Cinq éditions déjà. Une exposition, qui invite six artistes chaque année à présenter une seule photographie au cœur de leur travail, un choix forcément subjectif mais qui résonne à nos yeux comme un autoportrait, a cinq ans.
C’est à chaque fois une surprise : pas seulement pour vous, visiteurs du site de Public Averti, mais aussi pour nous. De découvrir ce qu’une époque, un temps, un contexte, peuvent générer comme interaction inconsciente entre deux artistes, a fortiori six. Vous nous demanderez : pourquoi six ? Nous nous sommes demandé aussi, cette année, et particulièrement à l’orée de la sixième édition, s’il fallait rester sur ce chiffre-là ou l’augmenter. Mais six, ce n’est ni les cinq doigts de la main ni les sept merveilles du monde. C’est là, au fil de nos pensées : un chiffre comme un autre, aussi subjectif que le choix que nous invitons nos artistes à faire.
Autoportrait, oui. La cinquième édition d’Une exposition s’est ouverte sur le portrait d’un homme justement, au visage dissimulé par un ruban adhésif rouge. Par choix ou par soumission ? La question se pose au quotidien dans nos sociétés, de ce à quoi l’on consent et de ce que l’on subit. Lorsqu’Arnaud Rodriguez nous a envoyé son image, la première que nous mettrions en ligne, nous avons immédiatement su que ce serait une année particulière. Que cette nouvelle édition nous forcerait à (nous) regarder en face. En obligeant le regard à la fois sur le corps nu (ou que l’on peut supposer nu, hors champ) et sur le visage oblitéré, le photographe se saisit du spectateur comme il le ferait d’une marionnette : est-ce un jeu ? Est-ce cruel ? Est-ce un jeu cruel auquel on participe, voyeur et impuissant ? Est-ce un appel : qui dit que la bouche ne hurle pas derrière le scotch rouge ? Un miroir ? Est-ce le photographe lui-même qui se met en scène ? Par le biais des réseaux sociaux, nous apprendrons par la suite que non. Qu’il y a un modèle. Que l’autoportrait passe parfois par le corps de l’autre, pour désigner ce qu’il souhaite montrer au spectateur.
Chez Philippe Locquet, par exemple : le corps de l’autre, des autres en l’occurrence ici, assiste au coucher de soleil. Passif, immobile. Plongé dans sa contemplation. Le spectateur de l’image est contraint de faire un choix : observer lui aussi le crépuscule qui s’y déroule ou concentrer son attention sur les protagonistes de la scène. Locquet est cinéaste : c’est dire s’il n’est pas innocent (on y reviendra). Le cinéma n’est-il pas l’art de projeter sur un écran ce que l’on voudrait que les spectateurs regardent, au détriment de leur propre volonté ? Lorsque l’on vous raconte une histoire, que ce soit dans une salle obscure ou face à l’horizon, votre regard est pris en mains, il est dirigé. Lorsque l’on fait référence aux grands cinéastes, on parle souvent de « maîtres » : il y a une maîtrise, en effet (et l’artiste, qui n’en est pas avare, prodigue conseils et méthode ; c’est une autre des caractéristiques de cette édition : combien le geste photographique est analysé par son acteur et partagé avec le spectateur). Il y a un pouvoir sur l’autre. Une ligne de force commune si l’on veut.
C’est la même thématique qui va venir souligner à son tour le travail d’Éric L’Anthoën. Que l’horizon bascule de manière définitive, qu’il soit totalement renversé ou qu’il s’offre tel quel, le photographe « encadre ». Un détail ou son absence. Une uniformité désespérante de l’espace. Rassurante peut-être. Comme une manière de pointer du doigt l’universalité de l’image entière : ce que le photographe désigne n’est rien d’autre que ce que votre propre focale saisira. L’œil du photographe est comme l’œil du spectateur : le premier s’oblige à concentrer son attention sur un sujet ou un paysage, le second est obligé de témoigner du choix que le photographe a opéré. Mais quelle est la marge de manœuvre du spectateur quand le photographe opère un deuxième choix au cœur du premier ? L’œil doit-il regarder ce qui est encadré, ce qui est hors cadre ou le cadre lui-même ?
Antonio Domingues a choisi d’interrompre la réflexion et d’accorder une pause au spectateur. Un instant de « sérénité ». Demander à un artiste de faire un choix dans son travail quotidien, pour présenter au public une image qui le définirait à cet instant t où nous lui en faisons la requête, ou définirait son œuvre, est-ce lui poser la question qu’il se pose lui-même chaque jour ? Est-ce lui proposer au contraire de faire un pas de côté pour considérer, avec sérénité, le labeur accompli ? Domingues pourtant ne déroge pas à la règle préétablie, cette ligne qui s’est dessinée le long des trois premières semaines de cette cinquième édition : « sérénité » regarde un arbre et l’ombre de cet arbre. Le sujet et sa propre illusion. À nouveau, l’œil hésite : entre vérité et fiction, entre réel et imaginaire. Le fameux « Mythe de la Caverne » de Platon ne révélait-il pas que l’homme est enchaîné, contraint de regarder sa vie défiler en ombre chinoise sur un écran qu’un soleil surnaturel (Dieu, le philosophe ou le photographe) illumine ? Un autoportrait : est-ce un portrait de soi, objectif, ou son fantasme porté par la lumière ?
Le cinquième invité est un cinéaste une fois encore. « Nos mondes individuels ne sont rien d’autre que nos propres projections », déclare Andrew Rovenko. Et pour illustrer son propos, l’artiste livre un autoportrait. Soit : une projection de lui-même, pour reprendre à notre compte sa définition. La douche, c’est une « psychose » dans l’inconscient collectif. Le carreau blanc au mur, le jet d’eau brûlante, le corps nu qui attend la sanction. Rovenko joue un rôle : il est à la fois homme sous la douche, un geste quotidien, banal, et plongeur aquatique. L’enfant dans son bain et l’adulte dans son propre monde du silence. Un cinéma muet dont la profondeur des sentiments passe par une exagération des mimiques : sous le masque de plongée, le regard est halluciné, grand ouvert sur le spectateur, effrayé à l’idée du geste qu’il pourrait commettre (Hitchcock, cinéaste innocent ?). Le je(u) est assumé, pleinement : it’s a bit of a second layer that « comes through » on more detailed look, dira Rovenko.
Autoportrait encore et toujours avec la seule femme de cette édition, parmi ces cinq hommes dont — on pourra le noter — le physique est similaire, signe d’un temps, d’une mode. Katarzyna Krotki œuvre à partir de son intimité (« my intimacy ») sur une série personnelle, qui révèle un détail autobiographique auquel l’interlocuteur quotidien ne sera pas obligatoirement sensible mais que la cellule photographique « objectivise » en le mettant au centre de l’image. Aux centres, même, dans cette image particulière. Trois mains, c’est inviter une tierce personne à la fête. C’est une responsabilité : qui est ici responsable ? Le doigt manque, tranché à l’os par la lame impitoyable du couteau, mais l’ongle est verni, la main est élégante. Le festin est bourgeois, vernis rouge sur fond noir. On pense à Grace Kelly, au film de genre — Hitchcock une fois encore s’invite, entre cruauté et humour noir. Le cinéaste, le « maître du suspense ». Krotki est comédienne. Qui suis-je ? Lorsque Public Averti lui demande un portrait, pour illustrer sa biographie, l’artiste s’y présente voilée.
La boucle est bouclée, de la première photographie à la sixième. De la sixième à la première. Six c’est un cycle. C’est le Yin et le Yang. Tête-bêche, le chiffre permet la révolution. Et que le mouvement soit perpétuel. Qu’il ne s’arrête jamais.
Rendez-vous en 2024 pour la sixième édition.