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« Chère Emmanuelle, cher Laurent,
Je suis très heureuse que le site du collectif accueille votre travail en cours et au long cours, parce que c’est exactement la vocation de Public Averti d’être un espace possible, et propice pour cela. » 

(P.S., 05.22)

Mail, lecture, enregistrement © Pauline Sauveur . mai 2022

Photo © Emmanuelle Corne, mai 2022

« J’aimerais me détester de manière singulière
M’arracher la peau
Me [défoncer] la gueule jusqu’à plus trouver mes phrases
Respirer dans l’eau »

Therapie Taxi,
Anti Hit Sale.

Le 1er avril.

Au 1er avril, quelque chose te satisfait : est-ce d’être allé chez le médecin, même si l’oreille ne va pas encore mieux ? Au moins auras-tu appris un mot (exostose) et su que tes conduits auditifs étaient endommagés, probablement par l’eau de mer, en plus de l’angine et du reflux gastro-œsophagien. Au moins auras-tu eu la satisfaction d’apprendre que ça serait guéri d’ici une dizaine de jours, que la gorge, elle, ne présentait aucun signe de mauvaise santé, sinon la cicatrice nette du passage du virus de la grippe sur ses parois encore légèrement enflammées. Tu as tendu ta Carte Vitale, tu as payé le praticien (la), tu as payé ensuite les médicaments, peu chers, n’ayant pas de mutuelle pour prendre le complément du prix non-remboursé par la sécurité sociale, et tu as penché la tête au retour à la maison pour faire pénétrer deux gouttes dans l’oreille droite, à trois reprises, hier. Tu le feras aussi dans la journée. Et pour les sept jours à venir.

Tu as pris un rendez-vous, également, chez le dentiste pour fixer ce morceau de molaire dévitalisée qui a sauté alors que tu dînais avec Éric avant-hier : tu as passé ta langue sur les arêtes aiguës de ta dent, tu as imaginé un sexe qui glisserait vers ta gorge et s’y écorcherait — tu as prévenu Éric, que ce ne serait pas la voie favorisée pour vos relations sexuelles dans les prochains jours, jusqu’à ce que la dent soit réparée. Tu as été content de toi, avant le déjeuner, parce que tout était réglé — ou presque — et que tu n’avais eu besoin de personne pour t’en occuper.

En résumé, à cinquante-cinq ans, tu es capable de t’occuper de toi.

Tu as pris des rendez-vous pour ta semaine à Paris, qui suivra le permis côtier — tu t’en sors bien à l’entraînement, il reste encore dix jours, tu es confiant —, tu as besoin de ce train depuis La Rochelle vers la capitale, qui te permettra de te poser dans un café et de ne plus penser à ce qui te plombe à Oléron (soit : le corps, et ses problèmes). Tu rencontreras Emmanuelle au cours de cette semaine-là, pour parler de votre projet : tu as mis en ligne « février » hier, le dernier jour de mars, tu vas t’attacher dans les prochains jours à élaguer le journal de mars justement pour le lui envoyer. La photographie qu’elle a proposée — une bande bleue de pavés, par-dessus une bande jaune de mimosa — t’a conquis : tu aimes que les artistes avec lesquels tu travailles te surprennent.

Joël Alain Dervaux, pour lequel tu poseras en juin, te surprend lui aussi à chaque échange que tu as avec lui ces derniers temps. Et tu dîneras avec Olivier et Raphaëlle normalement lundi soir prochain, où il sera question du Mur de la cabane de Saint-Denis d’Oléron et des prochains artistes que vous y exposerez. Il faudrait également t’occuper des lectures Klaxon, que vous organiserez cette fois avec Bertrand, qui promène sa librairie itinérante (Le Serpent d’Étoiles) sur les marchés de l’île : lire à l’heure de l’apéritif, en fin de matinée, lire en plein air, lire jour après jour, que Klaxon se décline cette fois sur quatre jours, autour de quatre auteurs, quatre rendez-vous, tu trouves que c’est une belle idée. Tu en parles avec Pauline, vous prévoyez la fin juin.

Tu souris.

Il n’y a pas de poisson, pas encore, accroché dans ton dos. Que tu sois de bonne humeur n’est pas la blague du jour. C’est peut-être simplement, et pour reprendre les mots de Joël Alain, que tu es en paix avec ta « condition ».

Le 3 avril.

Tu n’iras pas à Paris, après avoir passé le code. Tu as cherché un train, tu n’as pas trouvé ou du moins, le logiciel de réservation, une fois ton choix effectué, te bloquait en permanence sous prétexte que les voyages (« oups ! ») étaient complets, sans préciser duquel il parlait, l’aller ou le retour, et tu renouvelais sans cesse, jusqu’à épuisement des possibilités. Tu avais fermé l’ordinateur, décidé que ce serait un pile ou face à la dernière minute, ce voyage pour aller voir Michèle, dormir chez Caroline et éventuellement — mais tu n’es pas honnête : évidemment que tu le ferais — baiser avec tes amants. À la réflexion, tu t’es dit que Paris n’était pas essentiel et que tu n’avais pas d’argent : tu as pensé à Paris en juin, et possiblement qu’il faudrait prendre les billets à l’avance là aussi. Mais il n’y avait aucune confirmation des Histoires Pédées pour la soirée de lancement du 17, il n’y avait pour le moment que la séance-photo avec Joël le 18 qui était programmée, et tu te demandais s’il fallait vraiment bloquer des dates sur une si maigre occurrence. Jusqu’à Jean et Thierry qui t’avaient écrit aujourd’hui que vous pouviez remettre Narcisse à l’année prochaine, si Jean-Baptiste ne donnait pas de nouvelles, et tu avais envoyé un mail au musicien pour l’en prévenir, auquel il avait répondu qu’il t’appellerait dans l’après-midi.

Tu te perds — tu le sens — dans la maîtrise du journal pour projet (une censure, donc, d’une certaine façon) et le besoin de dire et d’écrire. Tu sais aussi qu’Éric est sur la route vers toi, il revient de Saint-Trojan (où il est allé terminer un chantier, un dimanche) et qu’il faudra certainement faire la cuisine. Tu te dis qu’il fait froid dans la maison (il fait six degrés dehors) et qu’il serait bon de t’occuper du feu. Tu as repris l’écriture de la troisième partie du Monde Nouveau, interrompue parce que Marc t’a appris que tu te trompais dans l’ordre de naissance de ses filles, et après t’être dit que ce n’était pas important, tu es revenu sur ta décision, et tu modifies peu à peu, pour être juste avec la chronologie.
Ton entraînement du code bateau se passe bien — tu sais que cela tient à peu de choses, mais il est rare que tu dépasses les cinq fautes (ce qui est demandé pour l’obtenir). Vous passerez la pratique le week-end précédent, sous un temps pluvieux d’après les prévisions météo. Tu t’en fiches. Tu te dis pour rire qu’Éric aura la pratique et toi la théorie, et qu’à deux, vous formerez un sacré couple.

Vous formez déjà un sacré couple — même si le sexe est le cruel absent de votre quotidien.

Tu y penses tellement que ce n’est pas totalement vrai : il est juste absent entre vous. Tu demandes si vous devez vous séparer, un soir après avoir trop bu, à cause de ça, tu vois la surprise se dessiner sur son visage, tu ajoutes avant qu’il ne réponde que tu ne le crois pas, que c’est comme ça : vous vous aimez, et c’est vraiment ce qui compte — il n’y a pas de lacune à ce niveau-là.

Le 5 avril.

Tu es fatigué, de cette oreille que tu remplis de gouttes dont tu as l’impression qu’elles restent en surface, et forment au fil des jours un bouchon de plus en plus compact, qu’il faudra faire retirer par un ORL au final — comme quoi il ne faudrait jamais (tu le sais) aller voir un médecin, et toujours te faire confiance (et à Joe, et son diagnostic). Tu devrais plonger, la tête sous l’eau, te faire exploser les tympans une bonne fois pour toutes, sentir cette vrille de froid qui envahit le cerveau — cela arrive, c’est à la fois désagréable et en même temps, pour tout dire, c’est une sensation de retrouvailles : tu es dans l’eau — avant de se calmer par vagues pulsatiles, l’inflammation se guérissant elle-même au contact de l’iode et du sel marin. Tu es fait pour la profondeur, pas forcément la plongée sous-marine, mais tu es fait, c’est vrai, pour les vagues, la sensation de l’eau sur les membres, le mouillé sur ton épiderme, la morsure des crustacés et des minuscules poissons de sable, le premier jour où tu t’agenouilles dans les bassins formés par les marées sur l’estran, et que tu accueilles avec la même curiosité qu’ils ont de toi. Tu voudrais là, ne plus penser, à ton oreille : elle te réveille la nuit, tu changes de côté, tu t’endors, et la pointe dans la gorge te réveille qui n’est pas vraiment dans la gorge, tu l’as compris aux mots du médecin, mais n’est qu’une approximation de la douleur de l’oreille qui descend vers la gorge, et contamine l’avalée. Tu en as marre, des diagnostics que tu fais toi-même d’un état inutile — celui de ton corps — parce que d’ici quelques semaines, le soleil reviendra sur ta peau nue et tu ne penseras plus à rien, allongé sur le sable. Ton corps retrouvera sa teinte et son élasticité perdus pendant l’hiver : c’est drôle combien tu accueilles l’hiver avec joie, l’automne d’abord, les premiers pantalons, les premiers pull-overs, l’impression que le corps a bénéficié de l’été pour se reconstruire et qu’il est prêt à affronter le froid. Tu sais que le printemps (la fin de l’hiver, les premiers jours de mars) te fout à plat, chaque année, il te punit, t’accuse, te malmène, te déforme, te vieillit, et tu mettrais ta main à couper que tu retrouverais quasiment ces mêmes phrases chaque année, à la même période.

En vérité il te faudrait : soit rester en hiver (Jon Snow), soit ne pas quitter le sable chaud des plages et les plaisirs qui t’attendent derrière la dune.
En vérité, tu n’es pas fait pour le printemps.
Tu hais le printemps : c’est dit.
Es-tu le seul ?

C’est une saison qui fait l’unanimité généralement : c’est la saison du renouveau, la montée de la sève, les beaux jours. Tu as cru longtemps que tu haïssais l’été — non : tu haïssais le sud de la France, c’est autre chose — mais c’est la transition que tu détestes. Parce que tu ne peux pas lui faire confiance. Comme ton corps. Tu serais une chenille, tu serais en pleine transformation et ce serait douloureux, avant que tes ailes ne se déploient. Et c’est sans doute cela que tu traverses, inconsciemment : la transformation d’un corps d’hiver, qui se plaît dans la puissance du froid, en un corps dénudé que la main des hommes ressuscitera. Il te faudrait abandonner cette peau morte, à l’image des serpents, il te faudrait pouvoir véritablement t’en saisir (husk) et en laisser la dépouille derrière toi, cette enveloppe sans intérêt qui colle encore à tes semelles et dont tu voudrais te débarrasser.
Tu as pensé à toi en ces termes longtemps : le corps du garçon, l’esprit de la fille, sa forme parfaite, prisonnière de l’anatomie masculine. Étrangement, quand d’autres faisaient ladite transition, toi tu as décidé de t’occuper de l’armure, de la fortifier, de la modeler et d’en tirer du plaisir, au lieu de l’incriminer. Tu n’as pas tué la fille en toi (je suis là, vous me lisez si vous ne me voyez pas vraiment), tu l’as juste convaincue que la prison était ce qu’il lui fallait, et qu’elle avait intérêt à se faire une raison, vu qu’elle ne la quitterait jamais.

Tu t’appelles Carol, parfois. Nina, Laura. Ripley. Vanessa ou Storm.
Audrey.
Tu te souris derrière une boucle de cheveux blonds, au fond d’une rétine verte qui change de couleur avec l’orage.
Tu t’oublies entre les bras des hommes, et devant ton écran d’ordinateur.
Mais.
Je suis là.

Le 8 avril.

Tu travailles le Sibélius d’abord : tu as le sentiment qu’il va couler sous les doigts, et en effet, cela part bien. Mais à mi-parcours, tu chutes, ça ralentit. Tu recommences : une fois, deux fois, tu chutes à différents endroits. Tu accélères, alors que tu devrais faire l’inverse. Mais parfois, ça marche quand tu vas plus vite : tes doigts prennent le dessus sur la conscience que tu as que tu peux rater. Tu sais pourtant qu’il faudrait : métronome peut-être, et puis ralentir, jusqu’à ce que les doigts n’hésitent plus, qu’ils ne frappent pas là, juste à côté, faisant résonner deux notes au lieu d’une, et déstabilisant ta concentration.

Tu passes à Chopin : L’Adieu te rassure.

De Chopin, tu travailles la Valse en La mineur opus 150. Tu as parlé de Brahms et de Tchaïkovski dans Le Monde Nouveau. Tu y convoques Angélique, et le piano. Tu as besoin de la musique, quand tu écris. Tu déchiffres encore, la nouvelle valse. Elle est plus facile que L’Adieu — Angélique te le confirme — mais tu n’es pas encore suffisamment à l’aise pour te lâcher. Tu résistes à la valse autant qu’elle te résiste : vous vous regardez en chiens de faïence, vous vous évaluez peut-être. Lorsque tu la joues, tu ne l’aimes pas. Lorsque tu l’écoutes, elle t’enchante. Il y a du travail.

Tu enchaînes sur Riopy : tu égrènes les notes répétitives. Certaines commencent à s’imprimer en toi, ne te résistent plus, d’autres sont plus mordantes, plus agressives. Tu te complais dans le ralenti de la troisième page — il y en a dix devant toi —, tu trouves que le morceau ressemble à du Vangelis. De fait tu reviens à lui (Memories of Green, de Blade Runner) pour te rendre compte que ta mémoire a tout oublié et que tu tapes au jugé, tes doigts n’ont pas retenu. Tu reprendrais la partition, ça reviendrait, au fur et à mesure du bon positionnement des doigts suivant les notes que tu y lirais. Mais tu es paresseux, ce matin, aussi tu bascules sur la valse de Korzeniowski qui glisse, elle, sans peine, et tu souris.

Il y a le Richter aussi, celui par lequel tu as repris le piano : The Leftovers, ça veut dire « les laissés pour compte ». Tu as abandonné le piano, tu as repris par ce morceau-là, et quelques notes choisies de Penny Dreadful. Tu es revenu au piano par le cinéma, la série, des personnages de fiction qui parfois te parlent davantage que certaines personnes qui t’entourent. Tu aimes la fiction pour cela : pour ce qu’elle est capable de dire, que les gens ne disent pas dans la vie. Tu te demandes parfois, notamment devant le très réussi Euphoria, et la qualité de ses dialogues, si ceux du Monde Nouveau ne sont pas faibles, au regard de ceux-là : tu les relis, les reprends parfois, ajoutes, retranches, cherches à sonner au plus juste, mais il y a dans l’oralité d’une série quelque chose de tellement plus ancré dans le réel, tellement plus crédible, que tu ne trouves pas dans ton écrit. Peut-être parce que tu oscilles sur différentes périodes dans le temps, et tu as conscience que, que ce soit en 2019 ou en 2033, tes personnages s’expriment exactement de la même façon. Tu sais déjà qu’avant d’envoyer ce texte vers des éditeurs potentiels, tu as intérêt à tout relire, à tout reprendre, et probablement, une fois la trame posée, définitive, à retravailler tes dialogues, à les incarner davantage.

Tu souris à nouveau : comme pour le piano, il a des perspectives qui rendent heureux. Parce que c’est entre toi et toi que cela va se jouer (le bon mot) et que c’est dans ces cas-là, quand tu t’écoutes, quand tu te mets au défi, quand tu progresses, que tu es fier de toi. Tu penses que c’est la même chose pour le sexe, mais tu t’es promis avant de commencer cette page de ne pas en parler, pour une fois.

Le 15 avril.

Tu prévoyais la plage au retour de Marennes, où tu te rends à quatorze heures pour un panoramique dentaire. Tu prévoyais la plage hier, déjà : tu t’y es rendu, c’était la première fois, véritablement, que tu te mettais nu, seul, sur le sable face à l’océan. Tu t’es baigné deux fois. La première fois tu as bouché tes oreilles. La seconde, tu as évité de mettre la tête sous l’eau. Joe te demande comment tu te sens, tu réponds : que tu fais avec l’oreille, elle est là, c’est une nouvelle partie de toi, qui se manifeste en permanence. La gorge, elle, va mieux — les antibiotiques, sûrement. Tu te disais que le panoramique dentaire révèlerait s’il y avait une infection sous la gencive : la radiographie était préconisée de toute manière par le dentiste après la dent cassée il y a deux semaines. Tu as généralisé à l’ensemble, expliquant ton cas, entre gorge et oreille, et ce n’était pas con, confirmait le dentiste. Tu en sauras plus à l’arrivée. Mais en vérité, tu ne penses pas qu’il n’y ait d’inflammation nulle part, parce que tu n’as mal nulle part, je veux dire : pas de fièvre, ça ne pulse pas, ce n’est pas atroce.

Tu écris, un vendredi matin. Tu prendras la route vers Marennes vers treize heures, il n’y a pas d’urgence. C’est un rendez-vous pour une radio, pas un examen que tu ne dois en aucun cas louper. As-tu dit que vous aviez eu votre permis bateau, l’un et l’autre ?
Vous avez eu l’examen.
Le code, sans savoir combien de fautes vous aviez fait.
La pratique, tu n’avais pas compris que c’était un contrôle continu, même pas un contrôle : je te montre, tu fais pareil, tu réussis ou tu rates, on s’en fiche, tu as compris la manœuvre, c’est tout ce qui compte.

Tu.
Soupires, au beau milieu d’une phrase que tu avortes.

Tu écris le chapitre 35 — ou du moins : tu as écrit le 34, tu en es au 35 que tu ne commenceras pas avant de revenir de Marennes. Tu es satisfait finalement, de ne pas te rendre à la plage cet après-midi, parce que tu y es allé hier, que c’était suffisant, même s’il n’y avait personne dans la dune et que tu n’y as rien fait. Tu as joui ce matin, allongé sur le lit, avant de noyer le sperme sous la douche. Tu savais déjà que tu n’avais pas vraiment envie de te confronter une fois encore à la plage, à la dune, à l’errance entre les pins.
Éric part à Toulouse lundi, tu restes seul à la maison. Il part avec le Picasso, tu auras sa voiture de travail, pleine de ses outils, que tu n’emmèneras pas aux Saumonards — s’il arrivait quelque chose ? Jean-Baptiste et sa femme ont réservé une chambre non loin de chez toi, et vous travaillerez ensemble, lui et toi, sans que le quotidien ne vienne entraver votre travail. Tu n’auras pas de cuisine à faire (sauf si tu le décides), tu n’auras pas d’intendance en tout cas. Tu en es heureux. Tu vas pouvoir te mettre nu entre les draps et soupirer fort — tu n’as aucun doute que les désirs se manifesteront à nouveau, une fois seul.

L’oreille, tu t’en fous.
La gorge.
Le reste.

Ta peau retrouve l’eau salée, l’iode, le soleil, tes cheveux bouclent quand tu sors de l’océan, d’ici quelques semaines, tu te ressembleras à nouveau.

Le 21 avril.

Tu n’as pas écrit depuis le départ d’Éric — tu veux dire : le journal. Tu ne crois pas en avoir eu le temps. Tu as travaillé lundi et mardi avec Jean-Baptiste, vous avez avancé sur la lecture des 4 et 5 juin. Vous avez posé des jalons, émis des idées, cherché des pistes, vous en avez invalidé d’autres, vous avez trouvé un dispositif qui vous semblait juste, après quoi Jean-Baptiste t’a enregistré : au piano, à la lecture du texte, dans ta maison. Il a enregistré l’océan, les oiseaux, le vent dans le jardin, le passage des voitures. Il absorbait ce qui faisait toi, il viendrait à Villequiers en mai, avant le « concert » avec Vivien, il viendrait à nouveau : prendre des sons. D’une certaine façon, c’est du vampirisme, c’est : sucer la moelle de l’autre, son sang, sa force vitale, c’est la capter, la conserver, dans un bocal, c’est un cabinet de curiosités ou d’horreurs, c’est : être soi, entier, dans le silence enregistré, c’est magique et spectral, un fantôme. C’est beau et terrifiant à la fois, c’est, ensuite, ce sera : redonné à écouter, à « vivre », les moments captés, passés, morts, un herbier sonore. C’est beau et terrifiant, c’est comme lorsque l’on disait que les chats volaient l’âme des enfants qui venaient de naître, que c’étaient des créatures démoniaques qui ne devaient pas s’approcher des berceaux. Je me suis tendu, moi, à Jean-Baptiste, je me suis offert, je veux dire : tu as accepté, la captation, l’absorption, la moelle ponctionné, ce qui fait que tu es toi.
Le piano.
Les oiseaux dans le jardin.
L’océan.
Ta respiration, ton souffle, ta voix.
Tu as donné au vampire sa pitance, tu as souri après coup, tu as dit : c’était bien. Parce que ça l’était. Vous aviez travaillé à l’élaboration d’un dispositif pour la lecture au jardin, vous commenciez à avoir de la matière, la tienne pour le moment, que Jean-Baptiste façonnerait pour la faire sienne.
Une création à deux.
Comme toi et Emmanuelle.

Vous avez travaillé, Emmanuelle et toi, le lendemain du départ de Jean-Baptiste : un autre projet, bicéphale celui-là encore. Vous avez travaillé, lu en parallèle, échangé sur la lecture d’Emmanuelle, les questions que la découverte du journal de mars soulevait, les réponses que tu y apportais, qui parfois te surprenaient toi-même. Vous avez défini ensuite le mot qui résumait le mois, l’entrée, le mot qui semblait important à Emmanuelle, suite à sa lecture, celui qui faisait mal aussi, celui qu’Emmanuelle utiliserait pour créer sa photographie à partir de ton journal, en écho.

Écho.

Tu as lu la muse, devant Jean-Baptiste, comme tu as lu Narcisse et Ameinias, tu as lu les trois monologues, tu as incarné, tu n’as pas cherché à jouer, mais tu as tout fait pour que cette première lecture soit juste déjà, qu’elle le convainque, s’il ne l’était pas déjà, que c’était un putain de projet, et un putain de texte. Tu l’as redécouvert, le texte, dans ta bouche, dit à haute voix, sucé par le micro de Jean-Baptiste, tu as regardé les mots être avalés par l’ordinateur qui les buvait, tu ciblais sur quarante-cinq minutes, mais la lecture n’en a duré finalement que trente-deux. Tu as dit qu’avec le Chœur dit par un autre, et les silences, vous arriveriez à ces trois-quarts d’heure que tu envisageais. Vous étiez d’accord, Jean-Baptiste et toi, sur la teneur, sur la manière de faire, ensemble, sur la réception, ce qu’il fallait donner. Tu étais heureux, toi, d’avoir enfin des journées consacrées au travail.

Ton travail.
Écrire.

L’après-midi du deuxième jour, alors que Jean-Baptiste et sa femme reprenaient leur route, tu as dormi, près de trois heures. Peut-être t’es-tu branlé avant — tu l’avais fait le matin du lundi également, tu sais exactement dans quelles conditions que tu ne détailleras pas ici — pour évacuer une tension du corps qui s’exprimait, clairement, dans la fatigue qui s’était abattue sur toi quand tu avais compris que votre session de travail avait pris fin avec le déjeuner ensemble, à Saint-Pierre d’Oléron.
Tu as dormi jusqu’à dix heures et demie le lendemain.
Tu dors, pas sans rêves, non — ils ne te lâchent pas, te laissent un goût amer dans la bouche au réveil et il te faut bien une demi-heure pour réussir à t’en extirper entièrement — mais tu dors, depuis le départ d’Éric : tu es capable de quelque chose que tu ne savais pas faire avant.
Tu te reposes.
Tu en as le droit.

Le 22 avril.

Tu travailles à différentes choses en même temps — notamment au prochain tour de chant d’Éric, une date au mois d’août lors d’un festival qui aura lieu sur l’île : on te demande des photos de l’artiste, une bio, un texte de présentation, et tu fournis, tu fournis toujours. Tu penses au Monde Nouveau, dont tu as écrit le chapitre 35 hier et tu ne sais pas encore comment poursuivre (tu as des pistes mais il y a quelque chose qui résiste dans la résolution de l’histoire et dans le parti-pris que tu as choisi). Tu n’as pas grand-chose à faire pour Narcisse ou Univers (avec Vivien), tu peux y penser simplement, sans avoir à poser des choses. Tu te demandes : avec Emmanuelle… ? Non. Vous avez choisi le mot du mois de mars, tu dois encore désépaissir la matière du journal mais il n’y a pour ça aucune urgence, tant que tu n’as pas sa photographie et que tu n’es pas tenu d’en envoyer les éléments à Pauline pour la mise en page.

Tu.
Regardes le pronom.
Tu.
Tue ?

Tu ne te souviens pas de tes rêves, ce mois-ci, tu ne te rappelles que du poids qu’ils déposent sur tes épaules au réveil, mais cette matière-là, des rêves, s’évanouit à peine tes yeux ouverts sur la réalité. Vous avez fait l’amour ce matin, et si ce n’était pas écrit au tu (lire : si ce n’était pas pour Emmanuelle), tu décrirais la manière dont tu as joui, celle dont Éric a joui, celle par laquelle vous avez prolongé votre jouissance pour que l’un et l’autre soient satisfaits après la joute. Ces phrases, que tu écrirais en sachant qu’il faudrait les retirer du texte une fois que tu composerais le mois d’avril — Emmanuelle te demandait à ce sujet si le projet te contraignait et tu avais dit la vérité : que ce n’était pas le cas parce que tu avais la main, à tout moment, sur cette troisième matière, celle du journal, que tu peux façonner comme bon te semble.

Pourquoi « tue » ?

Tu penses au Monde Nouveau, tu écoutes le Says de Nils Frahm pour cela, qui boucle dans ta tête comme ton histoire elle-même boucle de ses rebondissements, ses retours en arrière, ses parallèles, ses destins, ses miroirs involontaires mais nécessaires. Tu aimes ce travail de composition de cette matière-là (sera-ce le mot choisi par Emmanuelle en avril ?) qui t’obéit, comme ton corps t’obéit, te dis-tu, repensant aux phrases que tu vas censurer plus tard. Tu aimes écrire : tu ne sais pas comment l’expliquer, mais parfois tu marches auprès d’Éric, un sourire aux lèvres, et tu lui dis très simplement que c’est un beau livre que tu es en train d’écrire. Tu en es certain : tes personnages s’enrichissent d’eux-mêmes, et tu en es fier. Ils te rendent fier. Ils sont tes créations, et celles de tes amis puisque c’en sont les enfants, dont tu te sers pour prolonger vos existences et vos pouvoir — autofiction.
Tu écris sur toi, bien sûr : Laurent, dans les pages du Monde Nouveau.

Tue.
Oui.

Tu as fait de ton personnage le méchant de l’histoire — ce n’est pas un scoop, c’est dit dès les premières phrases — et ça te fait du bien de pouvoir cantonner le mal à tes pages, plutôt que de l’importer dans la vie quotidienne. Le mal habite tes rêves et tes textes, et tu l’y acceptes, parfois l’y encourages. Tu te souviens que ton psychanalyste parisien te demandait pourquoi tu disais que tu étais « mauvais » — le mot le surprenait. Il demandait qui pensait que tu étais mauvais, autour de toi, et tu racontais les anecdotes. Tu penses aussi (association d’idées, ton psy serait content) au débat de l’entre-deux tours des présidentielles que tu n’as pas pu ne pas regarder et tu te demandes comment c’est possible de ne pas l’avoir regardé — quelles que soient ses opinions politiques.
Tu ne juges pas.
Non.
Tu tues — c’est la caractéristique de ton personnage : tu es le mauvais, c’est toi qui écris, tu as toujours eu un faible pour les méchants, ce sont eux, n’est-ce pas, qui donnent leur épaisseur aux héros : sans les méchants, les bons n’existeraient pas, c’est donc un rôle capital que tu endosses volontiers.

Le 25 avril.

Vous avez soufflé hier, à l’annonce du résultat : les cinquante-huit pour cent d’Emmanuel Macron ne laissaient aucune place à son adversaire, et c’était un soulagement. Tu avais été serein dans l’entre-deux tours, et puis brusquement, parce que Joe t’avait rappelé le Brexit ou l’élection de Trump, combien vous n’y croyiez pas alors, tu t’étais brusquement effondré. Et si… ? Tu n’aimais pas te faire peur, tu n’aimais pas non plus que les journalistes le fassent quotidiennement, que ce soit à propos des virus, de la guerre ou de l’extrême-droite. Si on te donnait la parole, tu dirais, toi, qu’après le nazisme, après le national-socialisme allemand, après les camps de concentration, que l’on permette à l’extrême-droite de s’exprimer est inconcevable : le crime contre l’humanité nazi résonne dans chacun des mots que les représentants de ces partis-là prononcent, et puisqu’il y a eu crime, pourquoi leur permettre encore de dire ? Non. Il faut taire la menace extrémiste une bonne fois pour toutes, quitte à ce qu’elle se révèle dans des franges dissimulées de la population : elle ne devrait pas avoir pignon sur rue, on ne devrait pas pouvoir en banaliser la parole raciste, homophobe, antisémite, nationaliste, on ne devrait pas laisser les mots « préférence nationale » s’inviter dans le débat public, comme un argument équivalent à un autre. Il faut étouffer le cri avant qu’il ne sorte, il faut que ces mots disparaissent définitivement.

Vous aviez soufflé cependant, à vingt heures précises, oscillant entre l’autofiction politique d’Arte et le débat classique autour de la table de France-Info, les analyses, les prises de parole de chacun, jusqu’aux discours des deux ex-candidats, le président reconduit dans ses fonctions et l’autre, et son « éclatante victoire » — et malgré les dires autour de la table des journalistes, la perdante n’avait pas tort : le score du parti fasciste était supérieur à ce qu’il avait pu être auparavant, c’était, oui, une victoire de la banalisation. Vous aviez basculé sur un film quasi-muet, une connerie hollywoodienne, intitulé Sans un bruit, où des monstres attaquaient à la seconde où vous émettiez un son, et tu te disais que c’était étrangement juste, après l’avalanche de discours des dernières semaines, de regarder un film où plus personne ne parlait.

Tu as lu une phrase pitoyable d’Annie Ernaux, portée au pinacle par Nicolas Mathieu (la phrase), qui dit que « si [elle] ne les [écrit] pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues ». Tu t’es fait la remarque que ça valait le coup d’avoir écrit tant de livres puissants, d’avoir une telle reconnaissance, une telle force littéraire, pour ne consigner en bout de course que la plus évidente des banalités.

Le 28 avril.

Tu écris à Joël que tu voudrais ne plus attendre ce qui ne vient pas. La phrase n’en est pas à sa première occurrence : combien de fois l’as-tu consignée ici telle quelle ? Tu voudrais l’entendre vraiment, et peut-être agir en conséquence. Tu as attendu tellement, tu as espéré tellement, tellement de fois. Tu sais que ta phrase ne concernait pas seulement la littérature — parfois, lorsque le désir est là, tu voudrais que les hommes virtuels soient disponibles en miroir, pour te suivre dans le fantasme : mais eux vivent quand toi tu rêves —, tu sais aussi que si la littérature occupait réellement la place qu’elle devrait occuper dans ta vie, tu n’écrirais plus comme ça.

Le tu t’emmerde.
Il dit que les phrases sont à destinée du projet, et tu comprends aujourd’hui qu’en effet, le projet conditionne ta manière d’écrire : tu écris, tu n’écris pas — vous voyez la différence ?
Tu.
Qui n’est pas un jeu.

Tu passes les mains le long de ta chemise : elle t’allait bien ce matin, après la douche, elle soulignait ta taille, s’ouvrait harmonieusement sur ton torse. Tu l’avais déboutonnée jusqu’au ventre, tu avais pris une photo sur laquelle tu te trouvais beau et désirable, et sans doute que les hommes à qui tu l’avais envoyée te trouvaient pareillement beau et désirable même s’ils ne te le disaient pas, tu avais hésité à la poster sur le réseau photographique (Instagram, pour faire simple, moins « écrit ») parce que son contenu était ostensiblement sexuel, et tu n’avais pas envie de te montrer à tous dans le désir. C’est déjà difficile, lorsqu’ils te posent des questions sur ton travail, de ne pas avoir l’air d’être aigri, amer, désabusé, c’est tellement difficile, déjà, chaque jour, d’ouvrir ta messagerie et de te rendre compte qu’il n’y a rien de ce que tu attends, de ce que tu espères : le sexe est un refuge, un peu comme le piano. Tu te noies dans les poses devant l’appareil photo comme tu te perds dans les partitions, et tes doigts, dans les deux disciplines, s’occupent, l’une sur le clavier, l’autre sur ton sexe, à te changer des idées qui sont de plus en plus noires. Tu demandes à Éric, que tu trouves sombre lui aussi depuis quelques jours, si tu joues « un rôle négatif » dans ce qui l’assombrit, et il te répond que « jouer un rôle négatif » ne lui paraît pas aller ensemble, l’expression ne fait pas sens à ses yeux : de fait, tu ne joues aucun rôle dans quoi que ce soit, même pas son humeur ombrageuse, et tu en es heureux. Tu manges — des encornets rouges que tu as préparés mardi, avec du fenouil, flambés au pastis —, tu bois deux cafés après trois verres de vin blanc, tu te dis que c’est possiblement le déjeuner qui a posé ses mains sur tes flancs, et que ta chemise est brusquement serrée non par l’opération du Saint-Esprit, mais tout simplement parce que : tu ne sais pas te dire non à toi-même.

Mais pourquoi devrais-tu encore, encore, te dire non ?

Il t’apparaît que tu t’es dit non pendant les quinze années passées avec Jean-Pierre, pour ne pas le blesser. Tu as même dit non lorsque Guillaume Dustan t’invitait à des vernissages et des signatures parisiennes, parce que Jean-Pierre te disait que l’on pouvait avoir une carrière sans monter à Paris. Et que si tu voulais y aller, c’était juste pour baiser avec lui, aussi tu te refermais et tu écrivais non à l’éditeur. Et parce que tu étais frustré, c’était lui que tu agressais au lieu de t’en prendre à Jean-Pierre, et Dustan, à termes, s’était justement lassé de toi et de tes petites phrases.

Tu as dit non, tant de fois, que parvenir à dire oui — ce qui se passe avec Éric où tout est possible — continue de te faire mal ou plutôt te fait autant mal que lorsque tu te disais non. Tu te dis oui, pourtant, dans le lit de tes amants, sur la plage des Saumonards, dans la cabine d’un sauna bruxellois ou même dans les bras d’Éric lorsque vous faites l’amour et que tu t’abandonnes enfin au plaisir, au lieu de te « victimiser » dans le rapport à deux. Tu te dis oui, pourtant : tu te dis oui, tu dis oui, oui, tu l’écris à plusieurs reprises, pour bien le voir, le lire.
Oui.
Oui.
Le droit de.
Oui.
Tous les droits.
Quand tu seras mort, il sera trop tard.
Quand tu seras malade, il sera trop tard.
Demain, il sera trop tard.
Dis oui.
Prends.
Vis.

Tu respires : tu l’entends dans la poitrine qui se gonfle soudain alors que tu la tenais comprimée jusque-là.
Tu respires.

Journal (1-28 avril 2022)
Laurent Herrou