décalage
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« Il me semble important d’être à la fois dans un journal (*) qui aborde l’intime et des questions personnelles, parfois très égocentriques, et au cœur d’une conversation qui va appeler quasiment en dernière entrée — logiquement, par rapport à l’Histoire — l’invasion de l’Ukraine par Poutine, et que tu mets, toi, immédiatement en lumière (dans tous les sens du terme : le bleu, le jaune, les pavés, la guerre, le soleil dans les mimosas) sans ressentir le besoin de légender la photographie, sinon par ce mot que tu as choisi et qui donne son titre au mois de février. » 

(L.H., 02.22)

(*) : lu à tour de rôle par Emmanuelle et Laurent, et dont on peut retrouver l’intégralité du texte à la suite de la photographie

Décalage (échos) – Texte et enregistrement © Emmanuelle Corne . Laurent Herrou . mars 2022

Photo © Emmanuelle Corne, mars 2022

« It’s so weird
That we care so much until we don’t »

Billie Eilish,
Getting Older.

Le 8 février.

Tu aurais dû jouir mais tu n’osais pas. Tu avais peur que le facteur ne klaxonne pile au moment où tu en aurais plein le ventre, tu avais peur que le voisin passe la porte de la maison pour te demander un service, tu avais peur peut-être de quelque chose ou alors n’avais-tu pas envie, tout simplement, d’expédier cette jouissance : c’est possible.
Tu n’as pas joui, ce n’est pas important.
Ce qu’il faudrait à présent c’est être capable de parler d’autre chose, de penser à autre chose.
Mais.

Tu ne reçois pas de mails et pas de messages — c’est toi qui provoques les hommes quand tu as envie de jouir — et tu as donc tout loisir pour ne penser qu’au sexe, qui te permet de tenir la littérature, et son manque, à distance. Le seul projet que tu as — outre la lecture de Narcisse et les chansons avec Vivien —, c’est toi qui l’inities, avec Emmanuelle. C’est plutôt Emmanuelle qui en avait envie, à l’origine, mais qu’importe : ensemble, vous basculez sur un Emploi du temps que vous augmentez d’Un écho, pour une construction « bicéphale » (tu aimes bien le mot) que vous publierez sur Public Averti. En somme vous faites ce que vous voulez avec ce que vous avez.

On ne vous demande rien.
On ne t’accepte pas.
On ne te répond même pas.
On ne t’attend pas — c’est toi qui attends, sans cesse.

Tu as enfin réussi à dépasser le chapitre 24 du Monde Nouveau, que tu as écrit hier, qui est bien, tu penses : tu sais que c’est en relisant (dans ta tête ou à haute voix lors de tes enregistrements) que tu affines les mots, mais la matière est posée, qui ouvre sur le chapitre 25. Tu vas avancer encore un peu, deux ou trois chapitres sur Mathilde, à la suite de quoi il te faudra conclure et tu te dis qu’une troisième partie sera nécessaire pour boucler l’ensemble.

Tu écris, un livre qui ne sera pas accepté : tu te prépares à la déception alors que l’écriture n’est même pas encore achevée. C’est aussi que tout ce que tu vois, sur Netflix ou en présentation sur les réseaux sociaux, te fait penser que tu écris avec un temps de retard, la suite d’un texte qui lui, avait un temps d’avance, mais que l’on n’a pas considéré alors. Comme pour Mythologies. Comme pour Vice de forme. Comme pour l’autofiction. Dans tous tes projets, dans toutes tes initiatives, tu as un temps d’avance sur les autres mais ce sont eux qui bénéficient des idées que tu auras initiées : non, elles ne sont pas copiées de toi ; c’est plus simplement que les idées (Dustan le disait lui-même) circulent de l’un à l’autre comme la « littérature-hôte » de Guibert, elle colonise les esprits, et l’idée que tu as se réveillera logiquement dans un autre esprit que le tien, parce que c’est le contexte qui l’aura fait naître.

Elles sont rares, les idées que personne d’autre que soi n’a.
Peut-être même n’existent-elles pas.

Une idée, c’est un courant de pensées qui concorde, converge : c’est une intelligence qui s’en saisit et qui construit à partir du courant qui l’a traversée. Tu as commencé à penser aux Enchaînés quand tu avais seize ans : cela suivait les X-Men que tu lisais avec assiduité, recevant les comics depuis les États-Unis, puis Paris où des magasins spécialisés s’ouvraient peu à peu. Aujourd’hui tout le monde sait qui sont Jean Grey, Cyclops et Storm. Tu te demandes si quelqu’un saura un jour qui sont tes personnages. Tu te dis que ça n’a peut-être pas d’importance.

Adam Keith — l’as-tu déjà dit ? En as-tu déjà parlé ici ? — t’a tiré les tarots : la reconnaissance viendrait l’an prochain, pas cette année, à partir d’un texte que tu écrirais, lui, cette année. Tu as remercié, tu as dit que sa phrase te permettait de ne pas attendre quelque chose qui ne viendrait pas tout de suite, qu’elle te rendait au travail, à l’écriture, à la composition.
Tu mentais bien sûr.
Tu n’as jamais fait que cela.

Le 9 février.

Tu as remarqué que la toux se déclenche à la première pensée que tu as concernant le sexe — le premier message que tu reçois, la première image que tu vois, la première référence à laquelle tu penses ou le premier geste, coupable, que tu fais vers ton propre sexe. Quand tu touches Éric dans les brumes du réveil, il ne se passe rien. Mais quand tu écris à un homme, que tu reposes le téléphone et qu’il vibre parce que l’homme, chaud des échanges intenses que vous avez eus la veille, te répond, là tu te mets à tousser. Comme pour masquer le message, son irruption dans votre matinée. Et cela continue au petit déjeuner, quand ta main s’enfonce entre tes cuisses et que tu sens que tu durcis à l’idée du plaisir que tu vas te donner une fois qu’Éric sera parti travailler. Parce que tu pourrais — tu l’as fait parfois — te donner ce plaisir-là soit avec Éric, soit une fois qu’il a quitté le lit, seul entre les draps encore chauds de la nuit. Mais non. Non. Tu emportes le téléphone au piano, tu travailles le Sibélius et comme pour te motiver, en récompense de tes progrès, tu envoies deux ou trois messages sexuels et tu travailles les accords un œil sur le portable dans l’espoir qu’il s’éclaire, qu’il vibre, et que l’on t’encourage au plaisir.
Tu penses soudain au travail avec Emmanuelle : si tu ne parles que de sexe, que lui enverras-tu ? Assumeras-tu à ses yeux, cette part narcissique et onaniste de toi ? Celle que tu mets en avant dans tes pages depuis tant d’années, celle qui t’habite, te vêt de désirs continus.
Tu bandes, matin et soir.
Et tu tousses.
CQFD.

Tu as envoyé un message à Nicolas Mathieu suite à l’annonce de son passage à la Grande Librairie, image sur laquelle tu le trouvais très beau (tu le lui disais). Il te semblait que vous aviez échangé quelques messages auparavant, mais il n’y avait rien — vous n’étiez même pas amis, et tu te demandais après coup si tu ne l’avais pas enlevé de ta liste un jour de colère envers le monde éditorial et ses représentants. Au réveil, l’auteur « Goncourisé » t’écrivait qu’il y avait confusion sans doute, qu’il n’avait jamais mis les pieds à la Roque d’Anthéron où tu prétendais l’avoir rencontré. Tu avais donné les détails, tu tapais sur ton écran entre les draps et dans la matinée, il t’avait répondu qu’en effet, c’était vrai (il avait oublié probablement). Tu avais commencé un message vocal à son attention mais en vérité tu n’avais rien à lui dire particulièrement, et surtout : tu ne l’avais pas encore lu, et ce n’était pas juste de lui parler alors que. Ce n’était que plus tard que tu avais pensé que lui non plus ne t’avait sans doute jamais lu, qu’il n’en nourrissait certainement aucune culpabilité et qu’il était temps que tu penses à toi, que tu ménages ta propre sensibilité, ta susceptibilité, et non plus celles des autres.

Le 14 février.

Tu as lu le chapitre 22, première partie, huit minutes quasiment sans interruption : c’est en remarquant une faute d’accord que ta lecture a trébuché, et tu as repris sans t’arrêter une seconde fois, jusqu’à la ligne à laquelle tu comptais arriver. Tu as réécouté, deux fois, tu trouvais que tu lisais bien, et que le chapitre était dense, et riche. Tu t’es dit que possiblement, ce livre-là, Le Monde Nouveau, allait être remarqué si le premier ne l’avait pas été, si le premier n’avait pas été retenu.

Tu écris.
Tu penses.

Tu tousses encore un peu mais tu te sens mieux dans ton corps, sans raison : tu as bu ce week-end, beaucoup trop samedi soir, un peu moins dimanche mais quand même. Tu as eu besoin de dormir, presque de seize heures à dix-neuf, dans l’après-midi du dimanche, tu t’effondrais sans le comprendre. Tu te disais que tu ne digérais pas, ou que la digestion te demandait de l’énergie, c’était certainement pour ça qu’il te fallait dormir. Tu as fait des rêves de cadavres, de corps en morceaux, accompagnés d’accords dramatiques qui résonnaient face à tes yeux ouverts sur l’obscurité, puis tu te retournais et tu replongeais, plus loin dans ton inconscience. Tu n’as plus peur de tes cauchemars : ils sont là, et tu te dis qu’il est temps de ne plus en parler. Ils t’appartiennent, ils ne te rendent pas plus intéressant ni différent aux yeux des autres : ils te rendent important à tes propres yeux, à juste titre. Ils représentent ton pouvoir à toi : tu as une vision, nocturne, que nul ne partage. Tu l’acceptes. Tu lui tends les bras en replongeant dans tes rêves.

Tu as joui aussi. Ce matin. Il le fallait. Ta queue était belle et le plaisir est venu vite. Tu as noyé la peau sous l’eau chaude, tu t’es habillé, tu étais seul dans la maison, tu reprenais le contrôle. La semaine prochaine, Alexandra sera là avec les enfants. Vous regarderez un épisode de The Walking Dead, peut-être plusieurs. Tu vas retrouver Carol, et tu l’espères, la tension qui faisait défaut aux derniers épisodes. Tu tentes vainement d’y croire : finalement c’est un peu à l’image de la littérature. Ce n’est pas possible que ça se finisse mal.

Le 15 février.

Tu te branles, chaque matin. Tu te branles, tu passes sous la douche, tu rinces, tu essuies. Tu mets de la crème. Plus tard, fin de matinée, alors que tu t’es occupé de la maison — les courses, le feu, les messages auxquels répondre — ça te gratte, tu regardes, c’est irrité. Ça t’énerve, tu remets de la crème, tu as l’impression que le contact avec le slip irrite davantage — tu ne sais plus quoi faire. Tu soupires et par réflexe, tu grattes la gorge. Tu te dis : allez, la queue, la gorge, on y va. Tu as fait un mauvais mouvement en conduisant, en voulant faire une marche arrière, tu as une pointe dans l’omoplate droite. Tu essaies de ne pas y penser, mais c’est là. Comme la démangeaison au bout du sexe. Tu essaies d’oublier que ton corps ne t’aime pas. Ou que tu n’aimes pas ton corps : c’est un combat à deux, vous êtes d’accord, ou plutôt : vous êtes cohérents, esprit et corps. Vous cohabitez parce que vous n’avez pas le choix, et parfois, lorsque tu jouis, tu as l’impression que tu t’acceptes, entièrement. Mais. C’est quand tu jouis avec un homme que tu as cette impression : quand tu jouis seul, et quel que soit l’amant qui en a déclenché l’envie, ça ne suffit pas à t’aimer. Tu te fais jouir, tu as le sentiment d’aller au bout de quelque chose, du plaisir peut-être mais tu n’attends même pas la fin de la vague pour te dire que ça ne sert à rien, la branle, les hommes à distance.

Tu penses à la plage : nu, le sexe tendu vers eux, la bouche offerte, il y a un sens.
Seul ?

Tu as rêvé d’un requin, deux, qui attaquaient un plongeur que tu n’étais pas, mais que tu pouvais être en même temps. Tu as rêvé d’une galerie, un vernissage et un salaud qui te piquait tes affaires, un truc de jalousie et de pouvoir, tu perdais même si tu avais eu l’impression de gagner quelque chose, à l’humilier. Tu perdais parce que tu ne retrouvais pas l’intégralité des choses qui t’appartenaient et sans lesquelles tu ne pouvais pas continuer. La veille, c’étaient des morceaux humains, tête dont les yeux s’ouvraient malgré la séparation d’avec le corps, ou mains tranchées. Tu as regardé deux épisodes de Fear The Walking Dead hier, et c’était si mauvais que tu râlais devant ton écran pour que ça aille plus vite, mais ça ramait, l’histoire n’intéressait personne, les échanges, les mots dits, ça cherchait une émotion que ça ne savait pas déclencher et tu t’énervais devant l’écran, à penser que quand tu écrivais, toi, il se passait quelque chose.

N’est-ce pas ?

Tu réécoutes le chapitre 22, sa première partie lue hier, tu demandes : il y a une émotion, pas vrai ? Tu n’en lis pas la suite, tu n’es pas d’assez bonne humeur. Vous irez à La Rochelle dans l’après-midi : même si tu n’as rien à y faire, tu ne vas pas laisser Éric faire la route seul, ce n’est pas une partie de plaisir (la mort imminente de sa cousine et un dégât des eaux chez ses parents). Tu as acheté des sandwiches pour la route, ne pas perdre du temps, et pour la soirée, de la viande ou de quoi faire des crêpes, vous verrez bien au retour. Tu as fait un feu qui t’a réconcilié avec tes capacités à t’occuper du foyer. Tu tournes le dos à présent, et tu sens que le feu s’étouffe de ton éloignement mais tu ne peux pas passer la journée devant, même si le feu te fascine.
Tu te demandes si tu as écrit Le Monde Nouveau pour le feu. Sans le savoir de prime abord. Mais ce sont les flammes qui animent ton texte.
Lorsque tu touches un objet de métal qui est chauffé à blanc, tu ne te rends pas compte tout de suite du contact et tu brûles sans douleur jusqu’à ce que tu réalises que tu brûles effectivement. Là, tu retires la main, le bras, le doigt, brûlé en effet. Parfois, pourtant, ça brûle immédiatement. Il n’y a pas de règles et tu n’as pas de pouvoir.
Sinon celui des mots.

Tu vérifies : le bois crépite dans le poêle.
Le Feu ne t’abandonne pas.

Le 17 février.

Tu voudrais juste être content de toi. Mais pour une raison mystérieuse, tu n’y arrives pas. Quoi que tu fasses. Hier soir, alors que vous regardiez The Office (version américaine) et que tu quittais le canapé pour la salle de bain quelques minutes, tu as retrouvé Éric devant son téléphone et tu en as pris ombrage. Il t’a dit après que tu n’avais qu’à vérifier, si tu ne le croyais pas, mais tu n’étais pas jaloux : tu lui avais demandé de mettre une bûche dans le poêle, et à ton retour, il était sur son portable comme si c’était la chose la plus importante au monde entre deux épisodes d’une série, de vérifier ce qu’il pouvait y avoir en ligne et étrangement ça te rappelait des choses. Ça te rappelait ce que tu es capable de faire toi-même. Peut-être, oui, que tu étais jaloux finalement. Que ça ne te plaisait pas, qu’il puisse avoir reçu un message qui l’intéressait davantage que le moment que vous passiez ensemble.

C’était cela peut-être : l’urgence à reprendre le téléphone en mains indiquait combien la série ne l’intéressait pas. Et toi-même, chaque fois que tu prenais ton téléphone en mains, était-ce parce que ce que tu vivais ne t’intéressait pas ?

Non.

Mais, il y avait quelque chose d’équivalent : tu es en attente, en permanence, de l’arrivée d’un message qui te révèlerait quelque chose. Tu espères la littérature mais en son absence c’est le sexe ou le cinéma qui te motive. Tu as écrit à Tom Selleck hier dans l’après-midi, un compte Instagram dont tu n’étais pas certain mais tu y as écrit quelques mots néanmoins. Au matin, tu as une réponse du gars. Tu as évidemment un doute face au message et tu penses à la fois où Jeffrey Dean Morgan t’avait répondu de la même manière mais parce qu’il te demandait où tu vivais, tu avais mis en doute la véracité de la réponse et l’acteur s’était vexé. Alexandra te disait que c’était un « fake », évidemment, et toi-même ce matin, face à la réponse du héros de Magnum, tu te dis la même chose. Tu as envie pourtant, que ce soit vrai.

Tu n’es pas content de toi.
Tu te demandes ce que tu attends, et de qui.
Tu as essayé de penser à ta journée, mais ta soirée avec Éric pesait sur tes épaules, tu te disais qu’une fois encore, tu avais gâché quelque chose, même si vous vous étiez expliqué ensuite.
Tu n’es pas content de toi, pas fier.

Il n’y a pas de message de la littérature, ton téléphone ne sonne pas, et tu continues d’écrire Le Monde Nouveau en sachant déjà que son texte ne convaincra personne et que tu ne seras pas publié, ni reconnu, à travers ce livre-là. Tu écris néanmoins. En vain. À vide. Tu écris en te méprisant d’écrire, de n’être personne. Tu les regardes autour, qui réussissent. Tu te souviens du texte que tu avais écrit pour L’emploi du temps, à propos des musiciens qui entouraient ceux de tes amis qui avaient vraiment du talent. Tu demandais dans le texte à quel moment on renonçait, à quel moment on comprenait que ça n’aurait pas lieu, le succès. Que l’on avait un rôle à jouer, subalterne, mais que l’on ne serait jamais sur le devant de la scène. Tu le leur demandais, à eux : tu pensais que ta position d’écrivain te mettait à l’abri de pareilles questions, mais c’est aujourd’hui que tu te poses les mêmes. C’est aujourd’hui que tu te demandes. Quand tu auras enfin compris que le succès ne viendra jamais.

Le 19 février.

Tu n’as pas davantage de réponse, mais avec le ciel bleu, le vent, le soleil sur ta peau nue et le sexe, que vous faites à nouveau, Éric et toi — hier soir, et cet après-midi après le déjeuner, sur le terrain —, quelque chose s’apaise. L’arrivée imminente d’Alexandra aussi, et de ses enfants, lundi après-midi, à laquelle tu t’es préparé quelques jours en arrière et qui t’amuse à présent, après t’avoir angoissé précédemment. Tu as envie, de votre amitié face à face. Tu as envie de faire avec eux, de visiter, de rouler dans ta voiture, de leur montrer : ton île, ton lieu de vie, l’endroit où tu as découvert, grâce à Alexandra, The Walking Dead. Tu te souviens que tu avais essayé de regarder la série, un après-midi à Bruxelles, tu avais tenu jusqu’à la moitié du premier épisode, mais quand les doigts des morts s’étaient glissés entre les interstices de la porte cadenassée de l’hôpital dans lequel Rick Grimes se réveille, tu avais craqué, tu avais arrêté.

Tu te dis que c’est idiot, The Walking Dead t’en a donné la preuve : mais The Walking Dead était unique — tu le vérifies chaque jour — et tu regrettes déjà de ne pas redécouvrir cette série, de l’avoir vue, tu voudrais être vierge face à elle, et ressentir à nouveau ce que les plus récents épisodes ne te font plus ressentir — Alexandra non plus. Vous regarderez pourtant ensemble le neuvième épisode de la onzième saison qui reprend lundi, et que vous découvrirez à Oléron : un inédit pour vos retrouvailles.
Tu trouves que c’est parfait, Alexandra aussi.

Tu es rentré à la maison, Éric est resté sur le terrain — le soleil disparaissait derrière les arbres et tu avais des choses à faire. Tu as rangé, jeté les poubelles, allumé un feu même si le soleil brille encore dehors, et même s’il fait treize au soleil, il ne fait que quinze dans la maison et tu éternues sans t’arrêter. Quand ce n’est pas la gorge, c’est autre chose. Tout cela te fatigue un peu — tu t’es réveillé avec la pointe dans le dos, à nouveau, sous l’omoplate. Quand la gorge te laisse en paix, le nez se réveille. Ou le dos. Tu t’es dit hier que tu n’avais que cinquante ans, que la vie était encore devant toi. Ça ne concerne pas la littérature, juste ton corps, qui ne va pas mourir tout de suite — tu te rappelais les phrases que tu avais écrites ici, sur ta mort prochaine.

Tu ne mourras pas, non.

Tu écriras Le Monde Nouveau, jusqu’à son terme, tu l’enverras, tu espèreras et tu seras possiblement déçu, une fois encore. Tu as écrit à Adam Keith que la photo de sa langue épaisse, tirée au maximum de ses possibilités sur la dernière photographie qu’il avait postée de lui, t’excitait. Tu as osé envoyer ces mots-là à cet homme que tu ne connais pas. Plus tard, Tom Selleck t’a écrit « Hello » avec un petit signe de la main : tu ne sais toujours pas si c’est l’acteur, véritablement, derrière le clavier, et si oui, pourquoi il aurait envie de te parler, à toi.

Le 25 février.

Hier, si tu avais écrit, ça n’aurait été qu’une seule phrase : la Russie attaque l’Ukraine sous la présidence française de l’Europe. Aujourd’hui, la phrase que tu trouvais à la fois poignante, réaliste et cinématographique, perd un peu de sa superbe. Elle vient rencontrer les mesures économiques contre Poutine de l’OTAN et de l’Europe, que l’Ukraine, mobilisée contre l’assaillant, juge insuffisantes — qui est une phrase qui décrit le contexte, et qui elle, est suffisante pour le faire.

Hier si tu avais écrit, tu aurais parlé (peu) de la guerre.

Tu t’es réveillé avec ce mot-là quand Éric a allumé la radio. On parlait de « la guerre à la porte de l’Europe », et des positions de Macron. On parlait d’une « police du ciel » mais il semblerait plus tard que ce n’était pas encore mis en application, plutôt un vœu pieu de l’Ukraine, ou des pays menacés par la Russie. Tu t’étais réveillé une première fois dans la nuit après un rêve cannibale, ou qui allait l’être, où ton corps et celui d’un autre de tes amants étaient livrés à un groupe d’homme nus — vous l’étiez aussi, contre eux — qui allait vous dévorer. Celui qui était dans ton dos te murmurait des mots sexuels, il te trouvait à son goût, te le disait, mais un autre (un gros, obscène) te prenait un doigt qu’il suçait goulûment, reprochant au premier de parler « à la viande », puis il se roulait en boule en se punissant d’avoir envie de te manger : non, disait-il, c’est mal, c’est mal, ce n’est pas bien — mais ses yeux roulaient du plaisir de l’interdit quand il ajoutait : mais c’est tellement délicieux, se léchant déjà les babines du goût de ton doigt que tu pensais, il allait déchirer de ses dents. Tu savais qu’il serait le pire, quand la boucherie commencerait, et tu tremblais dans ta nudité offerte.

Tu avais ouvert les yeux dans l’obscurité : tu voulais échapper au rêve, et tu t’étais levé, et tu avais voulu sortir de la chambre mais tu ne trouvais plus la porte et tu t’étais pris le mur. Il y avait eu un éclair devant tes yeux (le choc), puis tu t’étais rassis et tu avais pleuré. Éric ne comprenait pas ce qui se passait et quand ses mains s’étaient mises sur toi, tu avais calmé les gémissements, tu t’étais relevé, tu lui avais proposé un verre d’eau et tu en avais bu un aussi, mais en revenant, tu t’étais pris la table dans les jambes, puis un des deux fauteuils du salon. Tu pestais en riant, c’était difficile de faire plus, tu n’avais néanmoins réveillé personne — du moins aucun des deux enfants qui dormaient sur la mezzanine.
Dans le rêve suivant, tu voulais boire un verre au bar de l’hôtel où tu résidais et qui était exceptionnellement fermé, et ça te contrariait. Tu cherchais un autre endroit, tu en parlais avec des clients de l’hôtel, déçus eux aussi. C’était à la fois Nice et l’étranger, c’était un ailleurs que tu ne reconnaissais pas comme tu ne te reconnaissais pas toi-même : ta fonction, ta position, ta place, seul, professionnel, dans cet hôtel.

Alexandra avait crié quelques minutes après les mots à la radio, contre Pierre qui ne dormait toujours pas, et tu étais allé préparer le café. Puis elle avait pleuré à la table du petit déjeuner parce que les APL avaient été versées à la commune, et non sur son compte en banque comme c’était prévu, alors qu’elle avait avancé le loyer du logement social qu’elle habitait depuis qu’elle avait quitté son mari, avec les trois enfants. Elle craquait : elle avait dit la veille qu’ils partiraient aujourd’hui au lieu de demain, parce qu’elle n’en pouvait plus, et qu’elle avait envie de se retrouver « chez elle ». Ce n’était pas à cause de vous, c’était la situation, le décalage, et Pierre qui était aussi adorable à certains moments qu’insupportable à d’autres, et la mère oscillait entre deux positions. Toi tu cherchais à occuper l’enfant, et à aider Alexandra, mais sans doute pas suffisamment, ou pas comme il l’aurait fallu. Tu étais égoïste en même temps, et tu pensais à ton confort une fois qu’ils seraient partis : tu avais envie de retrouver ta solitude, et tu étais assez franc avec Alexandra pour le lui dire, pas en regard de son départ prochain, mais plutôt parce qu’elle sentait, dans les moments où tu t’isolais, que tu avais besoin d’être seul. Ce n’était pas le moteur de sa décision de partir, plutôt les trois enfants à gérer, plus les emmerdes. Et le manque de fric. Elle était allée marcher après les larmes, et elle était revenue de sa ballade en proposant d’emmener les enfants à la plage, parce que c’était si beau. Tu avais souri. Tu te raisonnais : il était possible qu’ils restent finalement, il ne fallait pas être déçu si c’était le cas. S’ils restaient, ce serait un jour de plus, une soirée de plus, pas davantage. Il fallait l’entendre et ne rien laisser paraître de ton égoïsme.

Henri passerait dans l’après-midi, étalonner son banjo sur ton piano.
Évelyne et Reinhard, qui étaient revenus à Oléron pour l’enterrement d’un de leurs amis, passeraient probablement eux aussi.
Tu te disais qu’il te fallait du passage, pour respirer dans le contexte compliqué qui étouffait Alexandra, et t’étouffait en miroir.

Tu regardes le ciel par la fenêtre de la chambre : tu ne t’es pas lavé hier, tu n’en as pas trouvé le temps. Tu as pris la voiture quand ils sont revenus d’une promenade à Saint-Pierre et tu as roulé jusqu’au Carrefour pour acheter du papier toilettes qui manquait, mais tu ne t’es pas arrêté. Tu as dépassé Chéray et tu as conduit jusqu’aux Saumonards, où tu as arpenté la dune, après avoir ôté ton tee-shirt sous ton blouson. Tu t’es branlé en espérant un passage, là encore, pour respirer mieux, mais personne à part toi, ne marchait dans la dune. Tu en es reparti sans avoir joui mais tu étais heureux de t’être accordé la possibilité d’aller jusqu’au bout de ton fantasme, alors qu’il y avait des amis chez toi. Tu étais heureux d’être capable d’écouter tes besoins, au lieu de les réfréner, même si au bout du compte, tu rentrais frustré.

Tu as bu un café avec Éric en te moquant d’un Gérard interviewé sur France-Info et qui estimait que l’on ne prenait pas « la mesure des conséquences du geste de Poutine » — mais lui oui, forcément, au sein d’une manifestation pro-Ukraine dans Paris, et vous vous demandiez s’il fallait lui demander son avis sur tous les sujets actuels, à Gérard.
Tu as joué du piano avec Pierre sur les genoux.
Tu as serré Alexandra dans tes bras quand elle en a eu besoin.
Tu écris à présent.

Journal (8-25 février 2022)
Laurent Herrou