« Chaque mois tu m’adresseras une sélection d’extraits de ton journal : je me fonderai sur cet envoi pour construire mon dispositif photographique, qui ne sera ni une simple réponse, ni une illustration. »
(E.C., 01.22)
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« Solo j’fais naufrage »
Juliette Armanet,
L’amour en solitaire.
Le 9 janvier 2022.
Tu n’as pas écrit depuis le 2, tu n’en as pas eu le temps, après Toulouse, la route. Tu as été malade avant Carcassonne, puis Éric à Toulouse, une gastro que tu as attrapée à ton tour et qui t’a épuisé la nuit que vous avez passée à Saint-Pierre de Bat. Vous en êtes repartis le lendemain, vous auriez pu y passer une nuit de plus mais vous aviez envie, je crois, de rentrer chez vous. Vous avez passé la porte de la maison avec bonheur, vous vous êtes retrouvés dans vos meubles, le même soir vous terminiez les épisodes de Dexter New Blood à quatre heures du matin, pour ne vous lever le lendemain qu’à dix heures et demie — ou était-ce le jour d’après, après le dîner chez les parents d’Éric à La Rochelle ? Tu ne sais plus.
Le journal qui témoigne du quotidien ment peu à peu, à force de lacunes, de jours sans écriture. Il s’oublie lui-même.
Tu as enregistré une lecture du Bunker, pour Instagram, qui va être regardée et écoutée, tu le sais. Jacques Flament proposait une promotion sur la collection, tu te disais que ça ne coûtait rien de partager l’information même si c’était ce même Bunker qui avait été à l’origine de votre désaccord majeur avec Flament, ou plutôt si cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, et tu avais cessé les contacts avec l’éditeur — en tout cas, tu avais décidé de ne plus rien publier chez lui. Ça n’empêcherait pas les ventes des précédents opus (opi), une douzaine quand même, que tu y avais publiés. Simplement, vous aviez atteint un point de rupture, un point de non-retour que tu ne pouvais pas dépasser, ou mettre de côté comme tu avais mis de côté les précédents. Flament ne faisait pas ce qu’il fallait pour les livres, et quand il avait reproché, à Alexandra Bitouzet et à toi, en public, de ne pas défendre l’écriture, ni les auteurs, en proposant la mise en ligne de vos textes pendant le premier confinement, tu avais attaqué frontalement, et cela avait mené au clash final. Deux ans après, Le Bunker revenait dans un post de Flament qui n’hésitait pas à parler du confinement à son sujet, et tu n’y étais plus sensible : tu avais partagé la vidéo où tu en lisais un extrait, Joël Alain avait écrit que c’était un texte « fort » — tu le savais. C’était un texte qui méritait mieux. Isabelle Grell le rapprochait de Beckett et d’un auteur allemand qu’elle plébiscitait et dont le nom t’échappe. Elle t’en avait parlé dans l’année, elle espérait qu’il puisse éclore, évoluer, quelque part : elle avait cité Wajdi Mouawad et des événements à venir dont tu ne savais rien et tu l’avais remerciée de sa sollicitude — tu lui as envoyé la vidéo en privé, en cadeau de bonne année.
Arnaud Genon t’a demandé une ligne biographique pour son livre Fous d’Hervé qui figurera une lettre que tu lui as adressée en réponse à ses questions sur Guibert — comme il contiendra de nombreuses lettres, d’autres auteurs. Le livre paraîtra probablement à l’automne. Les Histoires Pédées de leur côté t’ont demandé de remettre le couvert pour un « cadavre exquis », dont tu as livré le texte la semaine dernière, et qu’ils (Guillaume Marie et Antonin Crenn) ont adoré. Tu te dis que tu commences l’année avec des publications collectives — pourquoi pas ? —, tu te dis que l’année commence, littéraire.
Il y aura le travail avec Jean-Baptiste Apéré et Ptyx aussi, autour de Mythologies, qui n’a toujours pas d’éditeur. Jean-Baptiste viendra à Oléron en février, vous travaillerez alors, en vue de la représentation de juin en Touraine. Avant cela tu seras monté sur scène avec Vivien pour D’Art et Defferre, une manifestation qui aura lieu à Villequiers en mai, où tu chanteras (notamment) Creep de Radiohead. Tu aimes l’idée de monter sur scène avec un micro. Tu aimes l’idée de te produire, autrement. Tu aimes l’idée du danger, de la chanson, de ta voix qui dérape. Tu aimes l’idée de la vérité de l’artiste que tu es.
Voilà.
Tu es un artiste.
Après avoir été un écrivain.
Jean-Christophe, te tirant les tarots, avait dit — c’était à Paris, les années 90, tu n’avais encore rien publié — qu’il te fallait marcher vers l’humilité, que ton parcours de vie devait te mener à cela, à l’opposé de ton ambition. C’est encore difficile. Tu refuses l’idée de devenir humble, parce que tu refuses le talent de ceux dont on parle autour de toi et qui, à travers ton prisme subjectif, est bien inférieur au tien, même si le tien est moins reconnu. Tu n’as jamais cru aux tarots de toute manière, sinon dans Penny Dreadful et dans tes propres textes. Tu voudrais que ce pouvoir-là — la divination — émane de quelqu’un qui en aurait vraiment la capacité, au lieu des charlatans que tu as croisés jusque-là. Il est vrai que l’horoscope ne nous intéresse que lorsque qu’il nous caresse dans le sens du poil. Tu peux vivre avec cette idée — elle ne t’empêchera pas de mourir à la fin du parcours, et l’humilité sera alors facile à assumer.
Le 11 janvier.
« Et tous ces textes que je n’ai pas écrits »
Joseph Ponthus, À la ligne.
Joseph Ponthus est mort à quarante-deux ans.
Christine Guinard entre chez Gallimard.
Je ne sais pas où je me situe, entre les deux.
Le 13 janvier.
Tu as écrit le chapitre 18 du Monde Nouveau hier. Tu l’as repris ce matin, enrichi, corrigé, affiné. Il fait quatre ou cinq pages. Il est plus long que les autres. Tu as enregistré il y a deux jours, le chapitre 17, que tu as envoyé aux habitués : Emily a répondu que ça continuait bien, elle adorait. Alexandra, qui a rejoint la cohorte de tes auditeurs, a dit qu’elle s’était « enflammée avec Mathilde », qu’elle avait perdu connaissance avec elle. Le personnage de Mathilde a évolué dans ton imagination : l’écriture l’a faite évoluer. Tu savais qu’il y aurait un lien avec Lilith, mais tu ne savais pas lequel. Tu l’as trouvé. Ce sera très visuel. Mais. Tu es dans le passé pour le moment, tu fais la jonction entre les différents protagonistes de ton histoire et tu te demandes si Mathilde doit revenir au présent, comme Justine, et le texte alterner entre passé et présent — ce serait logique. Ou : si Mathilde ne va te servir qu’à faire le lien avec la fin de la première partie. Auquel cas, il devrait y en avoir une troisième, pour conclure l’histoire. Tu ne sais pas encore : en même temps que tu tapes ces mots, des idées te traversent, dont un second intermède entre les parties 2 et 3. Logiquement là encore. Tu ne sais pas encore s’il faut rester au passé : quelque chose te dit que la même structure que la première partie, en contenu, en style, en densité aussi, serait idéale parce que cela construirait le livre autour de l’intermède déjà présent. Tu as cité Sphinx dans le chapitre 18. Déjà, tu fais toi-même les liens. Mais : il y a des éléments extérieurs à Mathilde dont tu voudrais parler mais tu ne sais pas encore comment t’y prendre si l’action ne tourne qu’autour de son personnage.
Tu marques un temps d’arrêt.
Tu ne résoudras pas tous tes problèmes d’écriture dans le journal. Tu sais qu’il te faut écrire pour les résoudre. De même qu’il te faut créer pour savoir où tu emmènes ton Instagram : tu n’es pas content pour le moment. Les photos ne te satisfont pas et tu as hésité hier à les effacer. À revenir au point 1, au jour 1 de 2022. Tu ne l’as pas fait : tu penses en parallèle qu’il faut assumer ses coups d’essai. Même s’ils sont ratés. Tu as photographié le livre de Ponthus, tu t’es dit que ce serait une série, les livres que je lis, tu as trouvé ça complètement puéril après l’avoir fait, presque amateur. Tu pourrais ôter cette photo-là. Celle du chat de Saint-Pierre de Bat. Peut-être même votre carte de vœux — qu’en attendais-tu ?
Tu t’es dit plus tôt qu’il faudrait travailler sur la carte de Public Averti. Vous n’avez pas encore souhaité la bonne année à vos abonnés, Pauline et toi, et il serait temps d’y penser. Tu as travaillé avec Vivien pour le 21 mai, D’Art et Defferre. Tu as donné une interprétation très personnelle des paroles du Creep de Radiohead. Tu as envoyé à Vivien qui travaillait le son à la guitare. Il aimait ce que tu avais écrit, tu en étais content parce qu’il y avait des phrases très réussies.
Tu as joui aussi, ce matin, en envoyant mots et images à Philippe, qui ne répondait pas, mais tu n’avais pas besoin de sa réponse : juste d’évacuer les fantasmes. C’est fait.
Stéphane Marsan t’a envoyé son nouveau numéro de téléphone, tu as remercié.
Christine a annoncé sa publication prochaine dans la Blanche de Gallimard, tu as félicité.
Tu regardes tes mails et ton téléphone avec désespoir : aucun éditeur ne t’appelle pour te dire que tu es génial.
Probablement que tu ne l’es pas.
Le 15 janvier.
Tu voudrais déjà ne plus tousser, ne plus te gratter la gorge sans cesse. Tu voudrais ne plus attendre, ne plus penser aux écrits — les tiens, ceux que tu as envoyés, ceux dont tu t’es contenté, ceux qui ne trouvent pas preneur, ceux que tu écris en pensant que peut-être… et tu te couches contre Éric et tu demandes si tu fais tout cela en vain —, ne plus espérer que ton téléphone va sonner ou que tu recevras autre chose que les envois humoristiques de Michèle ou des publicités pour des jockstraps et des godes. Tu voudrais cesser d’écrire au tu : tu n’es donc pas fier de ton je ? Tu voudrais arrêter de travailler, je veux dire : tu voudrais arrêter de ne pas travailler, tu voudrais arrêter d’écrire certains jours parce que les mots perdent leur sens au fil des jours et tu les emploies n’importe comment. Tu voudrais arrêter d’être content de toi quand tu as écrit un chapitre, que tu relis plus tard à haute voix en direction d’Éric en prenant une voix de chroniqueur radio du siècle dernier, et tu te moques de toi-même, de ta prose, et tu te rends compte qu’un éditeur pourrait te lire de la même manière, en se moquant de toi et de tes formules obsolètes. Tu aimerais que ce soit évident : te lire, te reconnaître, te publier. Tu voudrais que l’on ne puisse pas faire l’impasse de ta littérature — un peu comme tu imagines la lecture de Ponthus à La Table Ronde, la première fois qu’ils ont eu le manuscrit en mains. Tu te demandes combien d’autres maisons ont refusé Ponthus avant que La Table Ronde ne l’accepte, tu sais que si tu le savais, ça te rassurerait parce que Ponthus a certainement, comme tout auteur, envoyé son texte chez Gallimard, chez Grasset, chez Minuit chez qui il a été refusé et ils s’en mordent tous les doigts. Tu voudrais arrêter d’être content pour Christine et commencer à t’intéresser à toi-même — mais tu n’y peux rien : tu es content pour elle, et pas seulement parce que ce pourrait être toi. Tu voudrais arrêter d’écrire au tu, tu voudrais tenter un retour au je mais ça résiste. Tu voudrais vouloir autre chose que telle queue dans ton cul ou dans ta bouche. Tu voudrais continuer de lire : après le Ponthus, tu as entamé le Zeniter que t’a offert Florence mais tu sens que l’histoire ne va pas t’intéresser, ni le style, comme celui de l’auteur mort, et de fait tu laisses le livre sur la table du salon sans plus le toucher. Tu sais que tu devrais en prendre un second, que tu lirais en parallèle, et qui te permettrait d’avancer dans la lecture, ne pas croupir dans une posture qui t’avantage aux yeux des autres (lorsqu’ils aperçoivent le livre en évidence sur un meuble) mais qui est stérile — un peu comme les partitions de piano qui s’accumulent et que tu ne déchiffres pas. Tu voudrais que tes doigts suivent les notes du Sibélius pour que, après le déchiffrage, le jeu commence à se mettre en place mais ça n’arrive pas encore. Tu voudrais être content de toi, au moins une fois par jour, comme tu as dit partout que tu en avais pris la résolution, et même si tu es content de toi parfois plusieurs fois le même jour (avant-hier : le chapitre 18 et la carte de vœux de Public Averti, hier : le Sibélius, deuxième partie déchiffrée, et le chapitre 19 sur Wuhan), tu ne te convaincs pas encore. Tu voudrais ne pas avoir à penser en parallèle à ce que vous allez manger ni s’il faudrait faire des courses, après avoir fait le café, le ménage, alimenté le feu, ramassé du bois, rangé la vaisselle, rempli le lave-vaisselle, etc. Tu voudrais arrêter de regarder Timtales pour y découvrir tous les trois jours les extraits d’une nouvelle vidéo et te demander ce que tu ressentirais si tu étais à la place du gars qui se fait prendre. Tu voudrais des choses mais tu ne sais pas lesquelles. Tu voudrais de l’argent sur ton compte en banque mais il n’y a aucune chance que ça tombe du ciel. Tu voudrais qu’Olivier t’appelle pour te régler la somme dérisoire qu’il te doit pour les cartes postales éventuellement vendues à la cabane. Tu voudrais que le téléphone d’Éric cesse de sonner dans ton dos. Tu voudrais qu’Éric soit heureux de vivre avec toi : hier tu lui as dit que ça faisait beaucoup, son téléphone le matin au petit déjeuner, puis pendant le déjeuner, puis pendant l’apéro, puis lorsque vous vous couchez et que tu te colles contre lui, et qu’il fait défiler internet sur son écran tactile — tu lui as dit que ça te donnait l’impression qu’il n’avait rien à te dire, ou rien à faire avec toi. Tu voudrais qu’il ait envie de faire l’amour avec toi, mais toi, tu as envie de faire l’amour avec d’autres, alors… Tu voudrais que son désir te ramène à lui — mais il te sourit, te caresse le visage, s’endort contre toi, t’embrasse dans le dos et te dit que tu es beau et qu’il t’aime, et tu sais que c’est la vérité. Tu voudrais que le correcteur orthographique cesse de souligner n’importe quel mot sans raison, interrompant ta frappe parce que tu es obligé de vérifier si tu as fait une faute — « beau » dans la phrase précédente : est-ce tellement absurde, même pour un logiciel, que tu puisses l’être ? Tu voudrais lire une phrase sur deux sur Instagram, pour que les gens s’enthousiasment devant ta clairvoyance — tu sais que la phrase précédente est très réussie, sur le correcteur orthographique. Tu voudrais un truc que tu n’imagines même pas. Tu voudrais que Le Monde Nouveau soit terminé : tu pourrais l’envoyer aux éditeurs et en attendre les premiers refus. Tu voudrais penser positif, et que ce ne soit que des accords que tu reçoives, avec des compliments sur ton style impeccable et ton histoire passionnante. Tu voudrais croire tes amis quand ils te disent que le texte est super. Tu voudrais regarder la suite de The Walking Dead et trouver que c’est bien, à nouveau. Tu voudrais terminer ce paragraphe, l’entrée du jour, mais tu sais que tu es bien dans cet inventaire à la Perec.
Tu voudrais que ton téléphone sonne.
Tu voudrais que vous me publiiez.
Tu voudrais que ça (re)commence.
Tu aurais voulu l’an passé que Xander Berkeley offre Nina Myers à Sarah Clarke et qu’elle revienne vers toi, émue et reconnaissante. Tu as l’impression que tout s’est détraqué à partir du moment où tu as envoyé le livre vers eux et où tu as été déçu. Tu t’es promis de ne plus écrire à Xander, de ne plus commenter ses posts, ni liker ceux de sa femme. Tu t’es promis d’arrêter de te faire du mal au quotidien — manifestement tu ne tiens pas tes promesses.
Le 17 janvier.
Tu as terminé le rangement du bois, tu as écouté tes amis parler de la Chine, tu as dit toi-même que tu écrivais sur Wuhan, que cela t’inspirait. Tu as lu sur Wikipédia ce qu’il te suffisait de savoir pour alimenter ton écriture, et puis tu as placé, à bon escient, ici et là, les éléments glanés sur internet. Tu te dis que tu pourrais écrire le chapitre 20, à présent, avancer ce Monde Nouveau dont tu sens que tu seras fier quand il sera achevé et qui garde encore de nombreux points mystérieux quant à son développement. C’est aussi ce qui te plaît dans l’écriture : découvrir, presque comme le lecteur de tes lignes, ce qui va se passer au fur et à mesure que tu tournes les pages.
Le 18 janvier.
Tu voudrais à nouveau : que l’on te fasse signe. Actes-Sud ou Philippe Rey, tu voudrais que tes messages ne soient pas des bouteilles à la mer mais qu’on les considère avec sérieux et intérêt. Tu te demandes pourquoi ce n’est pas le cas. Tu écris bien, tu fais bien les choses. Tu pensais hier soir en t’endormant que l’écriture de Ponthus — comme celle de Dany Laferrière par exemple — s’apparente à de la poésie, mais de la poésie en prose, que ça n’a pas posé de problème, chez Grasset ou à La Table Ronde. Tu penses au Seuil où face à Vice de forme on t’avait répondu que l’on n’y faisait pas dans la science-fiction. Chez Grasset ou chez Stock, c’était quelque chose d’équivalent. Tu te dis que si tu envoyais Mythologies chez P.O.L ou chez Minuit par exemple, on te dirait qu’ils ne publient pas de théâtre. Mais. Tu n’as pas essayé. Pourquoi n’essayes-tu pas ?
Tu n’as rien à perdre.
Tu envoies.
Le 20 janvier.
Tu t’assieds face à l’écran, tu ouvres le document : tu n’as rien à dire mais tu le rejoins quand même, un geste que tu fais pour toi, pour essayer de te retrouver. De t’aimer un tout petit peu. Tu ne t’aimes pas. Ou plus. Tu ne sais pas pourquoi c’est parti : tu te disais au début du mois que chaque jour, tu ferais quelque chose pour toi, quelque chose pour être fier de toi, mais ça ne marche plus. Pourtant : tu lis à haute voix Le Monde Nouveau, tu en avances le texte — sans intérêt vraiment, tu n’y crois plus. Pourtant : tu travailles le Sibélius une fois déchiffré et même si c’est tout petit par tout petit, tu progresses — mais tu t’en fous, tu n’en as pas de plaisir. Pourtant : Philippe envoie une vidéo de sa queue qu’il branle, et tu alimentes en branlant ton propre sexe — mais en vérité tu t’en fiches. Jean-Baptiste, qui doit venir travailler avec toi pour Narcisse en février, ne donne plus de nouvelles : il devait faire des appels à subvention, il cherchait des pistes, toi tu n’as rien à proposer. Tu as écrit le texte, ça devrait suffire. Il y a : Vivien et les trois chansons. Tu n’apprends pas par cœur. Pas encore. Tu ne te plies pas à l’exigence de la scène, tu sais que tu ne ressembles à rien. Hier, en t’habillant pour aller à La Rochelle, tu t’es trouvé gros encore, avec ta chemise bleu clair, et tu t’es changé vite fait bien fait, avant que Valérie ne passe te chercher. Le spectacle était intense, physique, un peu long, même si le public était hypnotisé par le rythme, la transe imaginée par Lia Rodrigues. Vous avez dîné ensuite, pas loin de La Coursive, ça n’a pas pris beaucoup de temps, un plat chacun — c’était un peu ridicule, la teneur du plat, pas mauvais, non, pas bon non plus, juste rien par rapport à ce que tu prépares toi-même dans la chaleur gourmande de ta cuisine — après quoi tu as pris le volant pour vous ramener, Valérie et toi, jusqu’à Oléron. Éric était au lit, il s’était régalé avec le plat que tu avais cuisiné pour lui, et dont il finira les restes ce midi — toi tu mangeras une soupe. Tu ne bois plus — hier au restaurant, tu n’as pas fini ton verre de vin rouge unique. Tu ne bois plus, parfois tu as le sentiment que tu as perdu du ventre et puis ça revient, comme hier soir. Et puis c’est là : tu es lourd, tu ne mincis pas. Tu te dis que ce n’est pas possible : sans alcool, tu devrais fondre. Peut-être fonds-tu mais cela prend plus du temps que d’habitude. Peut-être est-ce l’âge qui dessine sur toi les traces du temps et te force dans cette enveloppe qui ne te ressemble plus. Qu’importe : tu te filmes au piano en chantant du Juliette Armanet. Ce n’est pas complètement abouti mais tu ne te prends pas au sérieux. C’est déjà ça.
Journal (9-20 janvier 2022)
Laurent Herrou