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« When you’ve been in the darkness long enough, you begin to see. »
(Lorsque l’on est resté suffisamment longtemps dans les ténèbres, on commence à voir.)

Dolores Abernathy,
Westworld (2.7, « Les Écorchés »)

Photo © Emmanuelle Corne, juillet 2022

« I’ve got no roots
For my home was never on the ground »

Alice Merton,
No Roots.

Le 4 juin.

Tu joues Narcisse ce soir. Tu lis Narcisse. Tu n’es pas un comédien, même si tu incarneras à tour de rôle, Ameinias, Écho, puis Narcisse lui-même. Tu seras dans la grange, vous : Jean-Baptiste et toi. Vous avez travaillé toute la semaine, répété chaque jour, des heures durant, vous avez trouvé des pistes, des liens, des enchaînements, des idées validées ou invalidées, vous avez disposé les chaises et tu as écrit un texte pour expliquer aux spectateurs que c’était bien de regarder les artistes, mais qu’il ne fallait pas oublier la Nature, qui était peut-être le personnage principal de ce texte. Vous deviez jouer en extérieur, mais le temps était incertain, aussi aviez-vous répété dans la grange et vous étiez-vous dit ensuite que le lieu se prêtait à merveille à la lecture.

C’est ce soir, à dix-huit heures, puis demain, une heure plus tôt.
Après quoi Éric et toi, vous roulerez vers Villequiers.

Tu n’as pas un trac clair, précis, juste l’impression qu’il te faut connaître ton texte par cœur — tu le répètes mentalement, malgré toi — alors qu’il sera sous tes yeux. Ta gorge s’est exprimée un jour sur deux, indépendamment des bites que tu y as enfoncées. Ta gorge a été pénible le deuxième jour, puis inexistante le troisième, de sorte que le travail n’était pas empêché, ni interrompu ni voilé. Ce matin, le jour de la première représentation et bien logiquement, ta gorge recommence son grattement chronique : Éric est arrivé hier soir. Si la gorge n’avait pas gêné les jours précédents, tu te serais dit que cela avait à voir.
Mais non.

Stéphane Marsan t’a envoyé un message vocal dans lequel il citait Justine, Chloé et Ourson. Tes personnages se réveillent, lentement.
Comme la Glace du Monde Nouveau.

Le 5 juin.

Tu es content de la première représentation. Jean-Baptiste aussi. Vous avez assuré : au début, devant la salle, il vous avait semblé qu’il n’y aurait personne d’autre que les présents déjà, ceux qui exposaient aux jardins, vos hôtes, vos partenaires. Et puis en l’espace de quelques minutes, ils étaient une dizaine, assidus, attentifs. Thierry les avait conduits sur votre conseil jusqu’à la douve, pour prendre la mesure de l’eau, de la nature. Puis ils étaient revenus à la grange, accompagnés de la musique de Glück, qui peu à peu se déformait pour laisser place au « Chœur », puis au « Premier Chant », celui d’Ameinias. Tu avais mis du temps à entrer dans le rôle, tu n’avais pas le trac, dans le sens où tu n’avais pas peur, mais il te fallait adapter ta voix à la nouvelle configuration : ce n’était plus une salle vide pendant une répétition, c’étaient des spectateurs venus vous écouter. Tu avais mis deux paragraphes à reprendre tes marques, puis ça avait roulé. Tu transpirais sur Écho, emporté(e) par la musique, puis tu avais ému sur Narcisse. Éric était impressionné, qui te regardait jouer, il avait dit après : ce pourrait être du théâtre, ce devrait être dans une salle, à la Maison de la Culture de Bourges, il avait dit encore : vous pourriez faire Avignon. Un spectateur avait parlé du théâtre d’Olympie, où l’inscription « Hepta Echo » était gravée dans la pierre, parce que la voix s’y répétait sept fois. Tu avais dit à Jean-Baptiste que vous devriez demander une mission Stendhal pour aller promouvoir votre travail en Grèce — après tout, il n’y avait pas de raison de ne pas le tenter.

Vous aviez bu ensuite, puis dîné, une tablée d’une vingtaine de personnes dans la grange réaménagée pour la soirée, et qu’il faudrait à nouveau aménager pour le spectacle de dix-sept heures le lendemain. Vous partiriez sur Villequiers à la suite, parce qu’il y avait deux heures de route et qu’Éric ne voulait pas revenir à Oléron le mardi, mais repartir du Cher le lundi soir. Et toi, après avoir pensé rester au château, tu te disais que tu serais bien chez toi, dans ta maison sur l’île, pour terminer Le Monde Nouveau.

Tu n’as pas de nouvelles de Marsan, tu n’en attends pas encore, pas trop vite, puisque la dernière partie n’est pas encore écrite. Tu aimes qu’il te lise, qu’il t’entende — ce qu’il explique sur son premier message : que tu fais partie de ces auteurs dont il entend la voix en les lisant, que c’est très agréable. Tu espères que le texte le convaincra pareillement, même si tu ne sais pas vers quoi ou vers qui il pourrait le convaincre.

Tu écris le journal, dans la chambre du gîte.
Tu te dis que c’est un succès : ce n’est pas ton premier succès, mais il se passe quelque chose, face aux spectateurs, face aux autres artistes.
Il se passe quelque chose.
Ils voient ton écriture, et tu es à tour de rôle Ameinias, Écho et Narcisse.
C’est un beau compliment.

Le 11 juin.

Tu ne vas pas à Paris — tu l’as dit au je dans la précédente entrée, aussi vous ne le savez pas, vous ne le saurez pas. Je ne vais pas à Paris, toi non plus, tu, toi, je, tu, je m’y perds (« je m’y cache » : la chanson de Vivien, Univers, revient, s’impose, celle qu’il n’a pas chantée, pas voulu chanter, celle qu’il ne voulait plus chanter, que tu as travaillée pour lui, comme tu en en avais écrit d’autres que non plus, vous n’avez pas faites — n’y reviens pas s’il-te-plaît, oublie).

Tu ne vas pas à Paris : pour des raisons financières, parce que tu ne t’accordes pas ce temps d’amitié, de plaisir, de projet aussi, éditorial, parce que tu y serais allé pour le lancement d’un titre des Histoires Pédées auquel tu crois moins que les autres (tu ne devrais pas l’écrire, mais c’est le cas) : son idée était certes audacieuse, un « cadavre exquis » composé par plusieurs auteurs de la collection, mais son résultat t’a déçu, du moins : il ne t’a pas convaincu, emballé, il ne t’a pas fait bander en un mot et n’était-ce pas l’un des enjeux de ces titres-là, en plus de leur caractère littéraire, d’en assumer le désir ? Tu es intervenu très vite dans le projet, parce que tu as été sollicité en troisième place ou en quatrième, sur douze, tu es intervenu très tôt dans l’histoire, tu ne dis pas que ta participation est celle qui a le plus de potentiel, tu penses simplement que tu sais écrire le sexe quand d’autres ne le sauront jamais. Tu penses à Tom of Finland qui disait que si un dessin qu’il était en train de réaliser ne le faisait pas bander, c’était qu’il était raté, et tu te dis la même chose pour cette littérature-là : si tu ne bandes pas quand tu écris, si tu t’écoutes écrire au lieu de te donner du plaisir, comment veux-tu convaincre le lecteur ? Tu aimerais pouvoir le leur expliquer — ils le liront ici, sauront, peut-être après ces mots t’en voudront-ils ou ne te demanderont-ils plus jamais de participer, mais c’est un risque que tu cours à dire la vérité, à ne pas te dissimuler derrière les illusions des autres. Tu penses à Olivier Steiner, dont le Marilyn Monroe sur scène lui a valu quelques mots sur Diacritik, tu penses à Narcisse qui ne te vaut rien, lui, sinon la certitude d’un travail construit, en construction permanente, en danger permanent, aux risques mesurés et démesurés. L’intervention d’Anne-Laure Chamboissier a saisi immédiatement les enjeux de ce travail avec Jean-Baptiste qui cherchait un équilibre entre création littéraire et improvisation musicale, et tu l’as remerciée d’avoir pris la parole, et d’être là, d’écouter avec toute l’attention que tu voyais sur son visage, tandis que tu te donnais en spectacle (au sens propre de l’expression). Vous avez échangé quelques mots après la performance, puis tu as découvert l’une des captations du spectacle sur sa page Instagram et tu te dis que ce sera — avec vos publications à vous deux, Ptyx et toi — les seules traces qui resteront de ces deux journées de juin, tandis que les orages s’abattaient à vingt kilomètres à la ronde, autour de Saint-Christophe-sur-le-Nais.

La tempête te rappelle au Monde Nouveau : tu as terminé le chapitre 45 hier. Tu réfléchis à conclure ton livre, il te reste trois chapitres à écrire, quatre peut-être, et c’est cette hésitation-là qui va te ralentir dans les prochains jours — ainsi que le beau temps qui frappe l’île, et vous promènera entre bateau sur le chenal et les dunes de la plage naturiste.

Le 21 juin.

Tu as l’impression que le sexe n’est plus la priorité. Et puis tu effleures les tétons, et tu voudrais brusquement que quelqu’un les empoigne, les fasse rouler sous ses doigts, les malmène et te conduise au plaisir de cette manière. Tu sais que c’est possible. Ce que tu veux dire, c’est par exemple que les Saumonards ne sont plus la priorité : tu y es allé le mois dernier rejoindre deux de tes amants, tu as profité de la chaleur de leurs peaux qui avaient rougi au soleil de leurs vacances de printemps — toi tu revenais, déçu, de Villequiers, Vivien toujours. Les fois suivantes, les précédentes aussi, rien, ne te semble-t-il : rien ni personne, rien de très excitant, rien qui mérite que l’on ait hâte d’y revenir.

Le sexe, qui plane — sa pensée, mais tu ne bandes pas : tu le sens.
Tu penses à l’écriture davantage.

Emmanuelle, avec qui tu parlais hier, de votre projet, te disait que c’était comme si le mois de mai calmait quelque chose, du corps — même si, disait-elle, la gorge est encore présente parfois. Elle avait choisi pour cela le mot « cœur » qui serait votre cinquième écho. Tu aimais que ces mots, ressentis plus que décidés, disent à la fin d’une année quelque chose : de toi, d’elle, de votre association. Tu parlais d’horoscope : douze mois définis par douze signes. Votre lecture à vous serait celle des douze mots de votre projet : douze échos de l’année 2022.

Tu vas attaquer le quarante-septième chapitre du Monde Nouveau. Tu as confié les pages qui parlent d’arme à feu et de filière policière à une femme que vous avez rencontrée sur le marché de Domino, qui a accepté de te relire pour préciser les choses — notamment les armes utilisées, et la filière d’études pour devenir « inspectrice » (elle t’apprenait que le mot n’existait plus, que l’on était « officier de police judiciaire » à présent). Tu as hâte de son retour, pour pouvoir entrer dans ton texte différemment : un peu comme avec Angélique, lorsque tu lui demandais quel morceau elle pourrait jouer dans le contexte de la mort d’Emily, et qu’elle avait relu les passages concernés, et corrigé ce qui méritait de l’être. Tu sens par ces présences, par ces détails, par ces précisions, que ton travail cherche une meilleure identité : il se perfectionne. Tu n’es pas certain que ce sera suffisant cette fois encore pour qu’il parvienne à convaincre un éditeur — Marsan y compris —, mais tu essayes, tu essayes encore.

Fous d’Hervé (Guibert) sera dans ta boîte aux lettres dans les jours prochains, certainement, le livre d’Arnaud auquel tu as participé. Ton texte précède celui d’Arthur Dreyfus : tu y fais mention du corps, et pour le texte d’Arthur, il est précisé : « Encore le corps ». Tu n’aimes pas, ne pas être unique, dans ton positionnement. Tu sais néanmoins, un peu comme avec le cadavre exquis des Histoires Pédées, que tu l’es, littérairement, au regard des autres contributions. Tu liras celle de Claire Legendre avec intérêt, une fois de plus, et une fois de plus, elle t’agacera, dans son maniérisme : il te rappellera que Claire était contre l’autofiction du temps de Nice, que vous argumentiez face à face, qu’elle défendait le roman bec et ongles, et qu’après toi, et comme beaucoup, elle y a basculé et s’y vautre à présent (pas dans le sens de « se viander », mais de « s’y complaire »).

Le 24 juin.

Tu écris le chapitre 48 : tu l’écris trop vite, tu le bâcles. Tu le sais. Tu as besoin de le sortir de toi. Tu aurais eu besoin, à la réflexion, de sortir les trois derniers de toi, avant de les retravailler. Mais non. Tu écris le 47, tu le lis dans la foulée, puis tu le corriges encore, tu relis, tu coupes la lecture en trois parties, pour te donner l’illusion que tu te laisses le temps, mais tu vas vite. Tu voudrais arriver au bout de l’histoire, être content de toi, mais tu as le sentiment, en te relisant de rater une émotion : les dialogues te paraissent puérils, tu as le sentiment que tu as abandonné tes personnages sur la route, qu’il y avait quelque chose à en tirer mais que tu ne fais rien d’autre que les décimer, pour qu’ils te laissent en paix.

Voudrais-tu tuer ainsi l’écriture ?

Tu ne le sais pas : tu voudrais ne plus écrire certains jours, parce que cela t’use, te fait du mal. Tu ne veux plus parler du corps. Tu ne veux plus parler de rien au fond, tu ne veux plus écrire. Tu chantes. Tu lâches la pression, tu laisses aller la voix, sur la chanson d’Aurora et de Pomme et Guillain te le confirme : c’est mieux quand tu te lâches.

Tu n’es pas allé à la plage hier : il a plu.

Il pleut encore aujourd’hui, puis le vent se lèvera bientôt, et davantage de pluie est attendue demain. Dimanche vous fêterez les cinquante ans de ton beau-frère : tu voulais acheter un cadeau, tu ne l’as pas fait. Éric est crevé, tu ne sais pas comment l’aider, tu espères juste qu’il n’est pas fatigué de toi, du rien que tu dégages quand tu n’as envie de rien, ne fais rien, ne réussis rien. Tu n’es pas content de toi, tu ne sais pas pourquoi cela va et vient ainsi, tu ne sais pas pourquoi tu ne te donnes pas le droit de t’aimer : qu’est-ce qui t’empêche en permanence, qu’est-ce qui se bloque dans ta gorge, tes genoux, ton ventre ?

Tu ne souffres pas — tu ressembles à ta mère.

Tu ne l’appelles pas encore, tu l’appelles tous les jours, parfois tu n’en peux plus, parfois tu la comprends, dans sa solitude consentie, dans son impossible liberté, dans ses propres privations : tu lui ressembles, tu t’interdis d’être heureux et cela peut rejaillir sur l’autre — ton père, Éric. Tu ne le veux pas mais comment s’affranchir de l’endroit d’où l’on vient ?

Tu es coincé, c’est le mot — et c’est ce que ton corps exprime dans ses multiples blocages.
Tu te coinces toi-même.
Tu as eu du plaisir à écrire Le Monde Nouveau, à le lire, à en découvrir les articulations, les enjeux, et à présent que tu en vois la fin, ça ne marche plus, ça ne t’intéresse plus. C’est trop tard. Tu devrais pourtant, te rassurer dans l’apothéose que représente une fin.
Mais non.
Pour toi, la fin est visuelle.

Le lecteur devrait la voir, la ressentir au lieu de te demander encore et encore de décrire, d’expliquer : tu voudrais que l’on perçoive à l’aide de quelques mots à peine. Ce que tu voulais dire. Et tu te demandes : qu’est-ce que je voulais dire ?

Tu as détruit les personnages, ils meurent sous ta plume métaphorique.
Le Monde Nouveau se détruit lui-même, il s’invalide, tu en invalides le titre : tu termines les personnages de ta génération parce que vous arrivez au bout. Vous mourrez à la suite de vos parents. Ce sera bientôt votre tour, et possiblement, tu es en train de le comprendre. Aussi tu l’anticipes.

Pour ceux qui suivent.
Pour vos enfants.
Pour leur temps à eux, qui est venu — le vôtre est mort.

Le 27 juin.

Tu as terminé le chapitre 48 sur la phrase : « Le Feu est mort. »

Emmanuelle t’a envoyé la photographie qui illustre votre mois de mai : un bûcher en rase campagne. Tu as pensé à tes personnages. Sorcières. Tu as pensé au Feu qui ravage le Monde Nouveau. Tu t’es dit que cette photo était juste, effrayante, sensible, tu t’es dit que cette photo d’Emmanuelle incarnait ce pouvoir après lequel tu cours, celui qui dort dans tes cellules en attente d’être réveillé. Tu t’es dit qu’il y avait des signes, autour de toi, qui t’encourageaient. De fait, et malgré la gorge qui ne cesse pas (mais tu sais maintenant que ses raclements ont à voir avec l’écriture), tu sais que tu vas dans la bonne direction et tu te sens mieux. Tu t’es réveillé, les genoux fatigués encore, mais moins que les jours précédents, le ventre un peu lourd des excès des jours passés, mais sans que cela te peine, le sexe dur que tu as fait rapidement jouir et ton ventre maculé s’est purifié sous l’eau chaude de la douche. Tu as enfilé un pantalon noir, des chaussures d’hiver, un tee-shirt que tu avais acheté au Québec en 2012. Tu t’es senti protégé par les vêtements, ton corps vivant malgré ton anniversaire prochain, tu t’es dit que tu étais entre cinquante et soixante ans, exactement, et que tu pouvais vivre avec ça, sans peur d’aucune chose.

Tu as chanté à l’anniversaire de ton beau-frère, le micro d’Éric était là, devant toi, tu avais ri avec ta belle-sœur, la femme du frère, en reprenant le générique de L’île aux enfants que vous massacriez, mais brusquement, tu avais reconnu l’intro de Céline Dion et tu avais pris le micro d’autorité, et tu avais chanté D’amour ou d’amitié, avec la sœur d’Éric au chœur, et il te semblait que tu chantais bien — on t’avait félicité après, on t’avait dit : mais je ne savais pas que tu savais chanter…
Tu avais pensé à Vivien, pour la dernière fois.
Et tu avais remercié.

Tu as reçu la feuille de paye et le virement de ton travail sur Narcisse. Tu te dis que tu existes, as existé ce jour-là aussi, a été entendu. À la table du déjeuner, tu dis à Éric : et si Le Monde Nouveau était publié ? Et si ça marchait ?

Le 29 juin.

Le Monde Nouveau est terminé.
Je reçois deux refus de Julliard, ce même jour, par mail, pour Jamais et Mythologies (dont Narcisse est l’un des textes).
Dois-je y voir un oracle ou au contraire, le signe que je suis libre de proposer mon texte à qui je le souhaite, que c’est un nouveau départ ?

Le 30 juin.

Tu as terminé la rédaction de ton manuscrit. Il te reste à y apposer un épilogue, si tu décides que c’est nécessaire. Tu n’en es pas encore certain. Tu voudrais le relire, tu sais que c’est trop tôt.

Tu as publié le cinquième Écho, sur le « cœur » que voyait Emmanuelle dans ton journal de mai. Elle l’avait illustré avec un feu de joie, de la Saint-Jean, qu’elle apparentait à un bûcher, à cause des décisions qu’avait prises la Cour Suprême des États-Unis au sujet de l’avortement. Toi-même tu y voyais le Ku Klux Klan ou les sorcières de Salem, et tu avais dit à Emmanuelle que c’était très troublant, alors que tu terminais un livre qui parlait de Salem, de sorcières et de fascisme, et dans lequel le Feu tenait un rôle important, d’être ainsi « entendu » par elle à partir de ton journal.

Tu regardes Westworld, tu as terminé la deuxième saison hier, et c’est plus fort que toi, tu en compares la narration à la tienne. Il te semble que les boucles de la série ressemblent aux tiennes, il te semble que les personnages avancent parfois sans but, reviennent au point de départ, il te semble que les retournements de situation sont assez invraisemblables, et tu te demandes si à la lecture de ton texte, on pensera pareil. Tu as encore des doutes sur tes dialogues en écoutant ceux de la série, tu te dis que tu serais meilleur en anglais, ou que la simplicité directe de l’anglais, percutante, irait sans doute mieux avec ton action, ton style, tes idées. Tu te demandes si tu es en vérité un auteur anglo-saxon dans un corps d’écrivain français — une autre idée du transgenre. Après tout, tu as grandi fille dans un corps de garçon, tu n’en es pas à une incarnation près.

Dans ton texte, tu t’appelles Audrey.
Cela fait du bien de t’être débarrassé de Laurent, pour le remplacer par une fille.
Cela te ferait du bien, certainement, de te débarrasser de toi une fois pour toutes, pour passer à l’étape d’après : c’est de cela que Westworld parle, le terme « host » revient sans cesse, les « hôtes », en opposition aux « visiteurs ».

Que voudrais-tu, en vérité ?

Tu as demandé à Éric s’il t’offrirait une « masterclass » de piano avec Angélique, et il a trouvé que c’était une excellente idée. C’est de cela que tu as envie : faire un bond en avant au piano, après y avoir passé trois jours intensifs. Tu as soumis l’idée à Angélique, tu espères une réponse positive. Tu croises les doigts en attendant de les étendre sur le clavier, et qu’ils continuent à te surprendre.
Tu as retrouvé le générique de Westworld justement, sous les doigts, ce matin.

Tu pourrais ajouter Dolores à la liste de tes prénoms.

Journal (4-30 juin 2022)
Laurent Herrou