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« Lors d’une discussion que nous avons eue, Pauline et moi, autour de Public Averti et de ses projets, et tandis que nous évoquions Échos, et son principe initial (moi au journal, toi à la photo), quelqu’un (Catherine Danou, pour ne pas la citer) a demandé si le processus était interchangeable. J’ai alors pensé à cette conversation entre nous, et du fait que nous parlions c’est vrai, avec des mots, toi et moi mais parfois, que nous le faisions aussi avec des images. »

(L.H. à E.C., 08/22)

Capture d’écran, conversation Corne / Herrou, 11 août 2022

« Je ne crois pas qu’il reviendra de grands écrivains dans un siècle, ni jamais,
à moins d’un effondrement total de la civilisation et d’un nouveau départ pris de zéro. »

Jean-Patrick Manchette,
Lettres du mauvais temps.

Le 1er juillet.

J’ai cinquante-cinq ans dans quelques jours.

Joe me prescrit une radiographie des genoux, m’encourage à passer une fibroscopie de la gorge : s’il y a une bactérie qui expliquerait la toux, les raclements de gorge, on pourra la traiter aux antibiotiques. Je comprends qu’il est temps que je me conforme à sa prescription. Je vais lui demander de m’envoyer une ordonnance : il faudra à la suite prendre rendez-vous. Et passer l’examen.

Le Monde Nouveau dans les seules mains de Stéphane Marsan, mes lecteurs favorisés n’ont pas encore fini, l’écoute des derniers chapitres, dense. J’attends évidemment chaque jour, leur retour. Leur avis. Leur déception ou leur surprise. Leur enthousiasme, leur frustration. Leur désir d’un épilogue. D’une suite.

J’y pense déjà, à la suite.
Bien sûr que j’y pense.
Je suis un écrivain même si je m’épuise jour après jour, silence après silence, de l’être.


Le 3 juillet.

Tu voudrais parler de cette queue parfaite que tu as rencontrée hier sur la plage ?

Tu étais avec Éric, le gars est passé derrière vous, tu t’es levé, tu lui as emboîté le pas, tu l’as rattrapé entre les pins, il s’est retourné, sa queue épaisse arquée vers le haut que tu as empoignée alors qu’il te roulait une pelle. Il t’a suivi entre les arbres, vous avez parlé en même temps que tu te régalais de son sexe, tu l’as ramené à ta serviette, tu l’as présenté à Éric, tu lui as dit : Gautier nous rejoint à la maison en début de soirée. Éric était d’accord, Gautier avait envie, encore, de ta bouche, sur la plage, vous êtes repartis vers les sous-bois ensemble.

Tu t’es baigné avec lui, puis avec Éric.

Tu voudrais parler du plaisir : tu as joui avec Gautier sur la plage, puis ce matin, sur ton ventre, solitaire. Avant cela, Éric t’avait pris à son tour, après t’avoir donné sa queue à sucer. Il était encore sur l’excitation du week-end. Le temps était moins favorable que la veille pour la plage, aussi le rejoindrais-tu, toi, au terrain, pour faire un barbecue. Tu vas aller faire des courses, puis tu vas rouler jusqu’à lui.

Ta gorge t’emmerde, tu penses : fibroscopie, mais tu vas bien, malgré la toux.
Tu as cinquante-cinq ans dans trois jours et ton corps s’ouvre enfin, sans peine, quand les sexes s’y présentent.
Tu es heureux.


Le 4 juillet.

Tu attends sans attendre.
Du moins : tu essaies de ne pas attendre. La visite possible de Gautier. Sa queue. Tu lui as dit que tu étais chez toi, que tu travaillais. Tu ne voulais pas qu’il te prévienne, mais qu’il se gare, qu’il sonne, qu’il passe la porte. Sur la route de la plage, qu’il fasse un détour. Pour te faire jouir. Tu as prévenu Éric, qui a remarqué que son chantier n’était pas loin. Tu as pensé que si Gautier pointait le bout de son sexe, tu le photographierais, enverrais la photo à Éric, lui dirais qu’il a oublié un outil à la maison. Puis déposerais ton téléphone et t’abandonnerais avec l’idée qu’Éric vous surprenne en pleine action, et s’y joigne.

Tu avais pensé qu’à partir de vendredi il y aurait Habib et Yannick, puis Marc et Jean-Marc la semaine suivante, Séverine en même temps, après quoi ce serait Marsan et sa femme, Francine. Tu t’étais dit que juillet allait passer vite — ça t’allait. Gautier habitait à Châteauroux le reste de l’année : tu pensais à Angot. Elle t’avait dédicacé Le voyage dans l’Est, elle était à Nice pour le Festival du Livre, face au stand que tenait Damien pour sa librairie, tu l’avais encouragé à aller la saluer de ta part, il en était revenu avec une dédicace, tu étais content.

Christine écrivait : « Je t’embrasse. »
Ce même jour, tu lisais Narcisse dans la grange du Clos Saint-Gilles.
Juillet va passer vite.
Étrangement, cela te rassure.

Tu n’aimes pas les vacances, ce temps-là, inutile, dont les autres raffolent, comme de l’été.
Ce que tu aimes, ce sont leurs queues tendues entre les pins.


Le 5 juillet.

Tu vas vite.
Tu travailles vite.
Tu jouis vite ? Non. Tu y penses, parce que tu as regardé un micro-reportage sur l’éjaculation sur Instagram, illustré par des images de fruits pressés, de bananes pelées, et tu t’es dit que tant que l’on serait incapable de regarder un sexe « dans les yeux », on serait pour ainsi dire « dans la merde ». Niveau censure, je veux dire. Tu pensais : « mal barré ». Ça te faisait penser à « toi, tu es mal bar’ », ce que t’avait dit Luc alors que tu l’embrassais dans le métro 2 — descendait-il ? Descendais-tu, toi ? — et que tu lui avais dit que tu tombais amoureux. Il l’était aussi. Tu savais qu’il l’était, de toi. Ça n’a pas duré.


Le 11 juillet.

Éric me prend sur le terrain : à peine arrivé, je cambre les reins et le short tombe autour de mes chevilles, il se frotte à moi, il s’enfonce, me baise, jusqu’à ce que je tombe à quatre pattes, mes lombaires douloureuses de la position debout, il se vide en moi, je me tourne, me branle, accroché aux branches, il travaille mes tétons, je dis les queues que je veux, je crache sur la terre, Éric dit : mandragore.

Après il me demande si c’est une légende ou si la mandragore existe.

« Selon les divers écrits décrivant les rituels magiques, on sait qu’ils se déroulaient les nuits de pleine lune. Les mandragores qui poussaient au pied des gibets étaient très prisées car on les disait fécondées par le sperme des pendus, leur apportant vitalité, mais celles des places de supplice ou de crémation faisaient aussi parfaitement l’affaire. Des « prêtres » traçaient avec un poignard rituel trois cercles autour de la mandragore et creusaient ensuite pour dégager la racine, le cérémonial étant accompagné de prières et litanies. »

La veille, samedi, nous étions à la plage, Gautier sur sa serviette, Habib et Yannick sous le parasol. J’avais arpenté la dune, sucé sa queue rapidement, nous avions prévu de nous retrouver un peu plus tard mais je n’en étais pas sûr. Éric avait eu envie de se baigner, au retour de l’eau, il avait proposé un tour entre les pins et nous avions croisé Gautier : je m’étais mis à genoux devant leurs deux queues, je pompais l’une et l’autre, mais Éric ne bandait pas beaucoup. Il se régalait pourtant de ma gourmandise, l’encourageait et Gautier gémissait de plus en plus. Il avait failli jouir, s’était ressaisi, j’avais demandé si c’était la position, quelque chose que j’aurais dit ou fait — on s’interrompait parfois, on parlait, puis je me remettais au travail —, il avait secoué la tête, sa queue avait trouvé une nouvelle vigueur sur ma langue, et j’avais repris la pompe jusqu’à ce que sa respiration se bloque : le goût âcre du sperme avait rempli ma gorge, j’aspirais satisfait, j’avais joui entre mes jambes, du contact de sa queue vide au fond de ma gorge — il allait loin —, de la proximité d’Éric, son regard sur moi, accroché à ses cuisses alors que je suçais l’autre.

On s’était quitté dans l’océan où nous nous rincions, on avait rejoint Habib et Yannick, sages sur leurs serviettes.

Je pense au Monde Nouveau, chaque jour, ce n’est pas possible de ne pas penser à mon texte, quoi en faire, y croire ou non.
Je pense au Monde Nouveau, je me dis que j’ai deux solutions : attendre le retour de Marsan ou l’envoyer de mon côté, aux éditeurs, et une fois encore croiser les doigts, silencieux, muet, dans l’abnégation de la décision sacro-sainte.
Mon texte est-il visionnaire ?
Peut-être.
Peut-être n’est-il qu’un miroir de la société, et d’un fantasme que j’ai, au fond de mes cellules : j’ai ce pouvoir, de faire jouir les hommes avec ma bouche — je ne suis pas le seul. J’ai le pouvoir, à genoux, de transformer mon corps en un objet de plaisir — je ne suis pas la seule. J’ai ce pouvoir d’être homme et femme à la fois et de vous fasciner : mes mots sont ma mandragore.
Ma semence vous empoisonne.


Le 19 juillet.

Tu as envie de sexe.

Ils sont partis hier, Séverine de son côté, que tu emmenais à Boyardville pour prendre la navette vers La Rochelle, Marc et Jean-Marc de l’autre, qui quittaient la maison en voiture, sous les yeux d’Éric. Tu as marché sur la dune, il était neuf heures et demie, déjà tu bandais. Tu avais espéré une rencontre qui n’était pas venue et vers onze heures trente, tu avais quitté le sable qui devenait dangereusement brûlant : la journée serait la plus chaude de la saison, la France était en alerte et les Landes étaient en feu.

Tu as envoyé un mail à un autre éditeur, Mu.

Parlant de ton manuscrit, tu as précisé qu’il commençait par ces mots : « Le Feu a ravagé la lande. » Ce n’est qu’en écrivant la situation française que tu te rends compte du parallèle stylistique. Tu as toujours considéré la lande comme bretonne, et le feu qui ravage le sud-ouest concerne le bassin d’Arcachon. Tu entends le mot pourtant, chez toi au singulier, ici au pluriel, qui fait résonnance. Tu sais que ton texte est extrêmement visionnaire, puisque tu y fais état de « Terroristes du Feu ». Tu voudrais qu’il soit lu ainsi, mais il te semble que tes fournaises littéraires sont pauvres au regard des images que les médias diffusent.

Tu es rentré chez toi, après quelques courses au Carrefour, tu as repris possession de la maison, tu as fait du ménage malgré la chaleur, puis tu as enfermé le peu de fraîcheur qui restait derrière les rideaux.

Tu as envie de sexe.

La température a chuté dans la nuit, et les prochains jours plafonneront à vingt-sept. La canicule est terminée pour le moment, sur l’île, même si elle continue à faire des ravages ailleurs — comme le feu dans les Landes. Tu te demandes si le désir de sexe est fonction de la chaleur, mais tu fais tourner tes pouces sur les pointes érigées des mamelons et tu sens que cela se creuse dans les reins, la gorge, le ventre : le sexe ne t’abandonne pas. Seule la chaleur, et tu lui en es reconnaissant.


Le 20 juillet.

Il se passe quelque chose, qui t’intéresse parce que tu penses que cela a à voir avec la fin de l’épidémie. Cela a à voir avec les gens, leur besoin de vous, de toi, peut-être en miroir votre besoin d’eux, dans un contexte de raréfactions des relations. Cela rejoint néanmoins quelque chose que tu dis généralement lorsque l’on te demande si vous avez des amis à Oléron.

Vous connaissez des gens.
Vous sympathisez avec beaucoup de monde.
Vous en rencontrez certains, en revoyez d’autres, vous vous invitez mutuellement, c’est sympathique. Mais ce ne sont pas des amis.

Vous découvrez, jour après jour, le nouveau visage de ces gens-là que vous avez fréquentés pendant ces deux années compliquées. Ils se dévoilent, maintenant que le monde s’ouvre à nouveau — vous dévoilez-vous vous-mêmes ? Ils parlent et agissent différemment, ils légitiment des paroles qui n’ont pas lieu d’être, ils se révèlent tels que vous les supposiez mais vous n’y faisiez pas attention, peut-être parce qu’il y avait alors ce besoin de l’autre, sans forcément en être conscients. Vous vous retranchez poliment, vous vous repliez, vous vous abstrayez de la conversation, toi en tout cas, toi tu le fais avec beaucoup de souplesse et de fermeté. Tu te fermes justement. La question t’est posée : tout va bien, Laurent ? Tu regardes dans les yeux, tu dis : oui. Tu ne rentres pas dans les détails, ça n’aurait aucun sens. Ce que tu pourrais leur reprocher, probablement qu’ils te le reprocheraient en miroir. Alors tu acceptes la situation et tu fais un pas en arrière.

Vous ne louerez pas la maison finalement, la première semaine d’août. Tu ne souhaites pas rappeler les gens qui cherchaient des lieux où passer leurs vacances, tu te dis que vous en avez reçu assez, et ce n’est pas fini. Tu te dis que vous allez vous détendre. Tu dis à Éric que Gautier est de retour sur la côte atlantique après un séjour à Paris, et Éric émet un son de satisfaction. Il en a envie autant que toi, et cela te convient.

Tu échanges avec Gautier.
Tu écris : « Viens… »
Il répond : « J’arrive… »

Il n’y a aucune date, aucun rendez-vous pris, simplement l’évidence d’un emboitement parfait entre son sexe, ta gorge et ton cul. Tu n’attends pas autre chose de sa part. Tu n’es pas amoureux, tu n’es pas dans l’amour. Tu as envie d’eux, les hommes, leurs sexes, mais tu n’as pas besoin d’eux : cela a changé depuis quelques années, tu le comprends enfin.

Tu voudrais réussir à présent à franchir une nouvelle étape : t’accorder du temps de loisir au lieu de chercher en permanence à le rentabiliser. Par culpabilité vis-à-vis de ta situation. Tu réfléchis : tu as écrit un livre, tu as mis un an, tu as mené ton projet au bout. Parallèlement, tu t’occupes de Public Averti avec Pauline et là encore, tu mènes la barque avec efficacité même si la reconnaissance n’est pas au rendez-vous.

Emmanuelle t’a écrit ce matin qu’elle avait hâte de lire Le Monde Nouveau. Elle t’avait envoyé la photographie de juin qui déployait un univers entier sous tes yeux, comme tu déployais toi-même un univers équivalent dans les pages de ton nouveau livre que tu disséquais pour le journal publié.
Elle te disait : nous sommes en phase.
Il y a des relations qui ne changeront jamais, virus ou non.


Le 21 juillet.

J’imagine qu’il passe la porte. Qu’il se gare devant la maison. J’imagine que ses pas font crisser les graviers devant la clôture. Je l’imagine dans le jardin, sa silhouette derrière les rideaux. Nu. Sa queue tendue, glissée entre les pans du tissu, et je tombe à genoux et le prends dans ma bouche.

Je l’imagine en route vers Oléron, en route vers moi.

J’ai demandé à Éric si ça l’ennuyait que j’aime la queue de Gautier, il a secoué la tête : il avait confiance en moi, il savait, à raison, que ce n’était qu’une histoire de queue. De sexe. Un désir précis parce que cette queue-là comble mes besoins.

Je pense à lui — je pense à son corps nu, son désir, sa queue entre mes lèvres. Je pense aux mains d’autres hommes sur mes tétons, leurs queues partout sur moi, mes reins cambrés. J’ai fait les courses pour la journée, ce qui manquait à la maison, j’ai terminé la chambre pour les Marsan, ils seront à l’arrêt de bus de Saint-Pierre à vingt-trois heures. Éric a dit : on a le temps d’aller à la plage. J’ai pensé y aller seul, puis j’ai pensé que je n’avais pas envie d’y aller seul. J’avais envie que Gautier appelle pour me demander de le rejoindre, ou qu’il me demande si je suis à la maison. Qu’il gare sa voiture le long de la clôture. Qu’il pousse la porte, entre, se déshabille devant moi, pour moi. Qu’il bande.

Je.

Garde cette entrée, la truffe de désirs, de possibles, de vérités, elle n’est pas le fantasme du sexe, ni son désir, elle est plus que cela : un besoin ciblé. Personnel.
Éric est nu dans le jardin, son corps allongé au soleil. La température ne dépassera pas les vingt-six degrés.
Je n’ai pas joui depuis au moins une semaine.


Le 23 juillet.

Stéphane a dit au réveil, alors que je lui servais son café devant Éric et Francine : j’ai été méchant avec Laurent hier soir. C’était au sujet de mon livre. On avait parlé au retour du marché, on s’était régalé, huîtres chaudes et gambas grillées, servis par Yohan qui était si touchant, qui était venu contre moi lorsque l’on avait fait la photo de groupe, mon bras entourant son torse. J’avais raconté après, la perte du fils, et le bébé qui était né deux semaines peu ou prou après la mort de l’enfant, et qu’il ne parvenait pas à prendre dans ses bras. Il travaillait, cependant, Yohan : il avait besoin d’être dans la vie, lorsqu’il sortait de chez lui. Il disait que sa femme et ses filles partiraient pendant l’été, il avait besoin d’être seul pour explorer sa propre douleur, non pas celle de sa famille, et reprendre le travail d’artisan qu’il avait délaissé pour se plonger dans le maelström du marché, son agitation, son effervescence. Il nous servait, nous embrassait, s’occupait de nous, riait à nos blagues, glissait une confidence à mon oreille, il était avec nous, il était accompagné : je savais qu’il m’aimait beaucoup, sans qu’il n’ait jamais eu de raison particulière de m’aimer plus qu’un autre, juste : je savais qu’il m’aimait. Qu’il avait confiance en moi. Il m’avait montré des photos de son fils, le premier jour où il avait repris le travail chez Annie. J’avais demandé le prénom. J’avais dit : comment il s’appelle, pardonne-moi, je ne me souviens plus… ? Il avait dit : Tio. J’avais répondu : il est très beau.

Le présent, capital.

Tio est et restera le très bel enfant de la photographie que Yohan m’a montrée ce jour-là. Sa mort ne le prive pas de ce qu’il est, sur cette image. Elle le prive d’un futur qui le transformerait. C’est à cela que Yohan doit arriver, seul, comme conclusion de son drame. Pour pouvoir à partir de là aimer l’enfant qui vient de naître.

Stéphane a parlé de Justine, la première partie, haletante. Puis : on passe sur Mathilde, et on ne sait plus où l’on est. Et puis Violaine. Il disait : la quatrième partie, c’est un feu d’artifice, une fresque. Mais à force de personnages, à force d’anecdotes, à force de passé, de souvenirs, d’existences, on ne sait plus dans cette dernière partie, qui est qui. Il demandait quelle était l’histoire, qu’est-ce que je voulais raconter. Il avait dit après avoir parlé longtemps : on dirait que je te chie sur la gueule depuis une heure, mais ton écriture est éblouissante. Une fois encore, c’est dommage, ajoutait-il, qu’elle ne soit pas au service de quelque chose de plus direct, de plus condensé, de mieux maîtrisé (je résume sa pensée, ce ne sont pas ses mots, je ne devrais pas mettre en italique).

J’écoutais.

Avais-je des objections ? Parfois. Des questions ? Une fois ou deux. Avais-je perdu l’enthousiasme ? (Je reformule la question : quand ai-je jamais eu de l’enthousiasme pour quoi que ce soit ?) Étais-je abattu, désespéré ? Non. L’impression de l’enfant mort-né, l’impression que le livre n’existerait pas, et conséquemment, que mes personnages n’existeraient pas. L’impression que ce ne serait pas encore celui-là, l’impression presque qu’il ne fallait pas qu’il y en ait un autre. De roman. L’impression que Les Enchaînés et Le Monde Nouveau n’avaient pas lieu d’être.

C’est en écrivant « l’enfant mort-né » que le parallèle avec Yohan est venu. Je l’ai trouvé à la fois juste et obscène, ce parallèle. Même si les deux avaient eu la même espérance de vie, une année, avant de s’abîmer en eux-mêmes.

Éric entre dans la chambre, demande : tu jettes toutes tes pages, alors ?
Je secoue la tête.
J’écris mon journal.


Le 25 juillet.

Te voilà seul.
Pour trois semaines environ.
Hier, tu t’es cogné le pied contre l’une des pierres qui encerclent les pins de votre jardin en allant récupérer ta serviette avant la douche. Tu as entendu le craquement. Tu as passé outre. Dans la soirée au retour de la plage, tu avais du mal à marcher.
Tu verras possiblement Gautier demain, sur la plage.
Aujourd’hui, tu es seul et il pleut.
Tu portes un pantalon.
Tu ne bandes pas.
Tu ne penses à rien.


Le 28 juillet.

Il suffit de ralentir : la pensée. Il suffit de ralentir, les angoisses, les désirs. De se laisser respirer.

Lorsque Stéphane et Francine étaient là, je suis allé récupérer une serviette dans le jardin, avant la douche. Au retour mon pied a heurté les pierres qui entourent les arbres. J’ai fait illusion deux jours, puis cela a commencé à faire mal, vraiment. Ce n’était pas bleu, pas enflé, je savais que ce n’était pas cassé même si j’avais entendu très distinctement le craquement lorsque les os avaient rencontré la pierre. J’ai mis de la crème, un anti-inflammatoire. Ça ne m’a pas empêché d’aller à la plage au retour du dentiste à La Rochelle. J’ai eu du mal pourtant à revenir. J’avais enfermé la douleur dans mes baskets, mais elle pulsait dans le métatarse et je m’étais dit qu’il faudrait rester tranquille le lendemain.
Pieds nus, ça va.

Je suis allé au marché pourtant : j’ai bu un café chez Annie, j’ai changé de table, j’ai dit à Yohan que de là où je m’étais installé je ne le voyais pas, que c’était nul, il a dit : tu as bien raison. Je me suis installé chez Dom ensuite, une table d’amis où d’autres amis se tenaient avec lesquels j’ai bu et mangé, jusqu’à ce qu’Éric arrive, et nous avons continué.
Il dort dans le jardin, il se repose.
Moi j’écris.
Moi, je suis chez moi, je n’y attends personne.

Je suis chez moi, personne ne va débarquer : je me retiens d’inviter, je n’ai plus envie. Des gens autour de moi. Sur le marché ça va. Chez moi, j’ai envie d’Éric. De baises occasionnelles si j’y invite des amants — rares. D’être chez moi. De vivre à mon rythme. De ne plus penser au corps qui se dessèche. Qui ne comprend pas pourquoi il ne digère pas — diarrhées. Le dentiste a dit : arrêtez les anti-inflammatoires si vous avez des problèmes intestinaux. J’ai pensé que j’en prenais depuis des mois. Il fallait arrêter les médicaments. Il fallait arrêter d’avoir mal. Ou de me faire mal.

J’ai regardé Westworld, premier épisode de la saison 3 devant lequel je m’étais endormi la fois précédente. J’ai regardé Dolores tirer, tuer, détruire sans merci. Être blessée, marcher pourtant, terminer la mission. J’ai pensé que j’étais ainsi. J’ai pensé devant ma mère sous son chapeau, visage éclatant de son déjeuner d’anniversaire, que j’étais ainsi. Le dentiste, pulsant de l’azote liquide entre les dents, s’étonnait : vous ne ressentez rien, vraiment ? J’avais prévenu : résistance à la douleur. J’avais dit : je peux tenir le coup. Il avait trouvé : c’était un plombage antérieur qui se morcelait et morcelait la dent avec lui, il y avait probablement une faille dessous et la dent n’avait pas été dévitalisée comme il le fallait. Il avait dit : pas étonnant que vous souffriez. Je souriais. Il avait demandé : combien de temps… ? J’avais répondu : trois semaines. Il ne comprenait pas comment j’avais fait, il avait dit : sur une échelle de 1 à 10. J’avais hésité : euh3. Avec ou sans les anti-inflammatoires ? J’avais répondu : sans. J’avais ajouté qu’avec, je ne sentais plus rien.

Je ne suis pas un robot, mais je ne suis pas un humain.
Je ne suis pas une fille, mais je ne suis pas un garçon non plus.
Je n’ai pas de sentiments, sinon ceux que je déploie au fil du journal, pour vous faire croire que je ressens les choses.
Mais je ne ressens rien.
J’écris.
Des mots qui resteront.
Pour vous rappeler que vous n’existez pas.

Journal (1-28 juillet 2022)
Laurent Herrou

Photo © Emmanuelle Corne, juillet 2022