réparation
réparation

réparation

« Tu vas mieux : l’automne te ressuscite.
Emmanuelle sera contente. » 

(L.H., 04.10)

Photo © Emmanuelle Corne, octobre 2022

« Je veux me reposer, vide,
de cette manie organique chez moi de feindre. »

Fernando Pessoa,
Le livre de l’intranquillité.

Le 4 octobre.

Entre le tu et le je, une hésitation.

Emmanuelle a envoyé la photographie pour l’Écho du mois d’août, elle avait été troublée : tu semblais enfermée dans tes circonvolutions, tu n’en réchappais pas, elle était attristée pour toi. Elle avait dégagé plusieurs mots à partir de tes entrées, toutes plus sombres les unes que les autres, avais-tu remarqué à la relecture de tes pages, après qu’elle t’avait donné son sentiment. En définitive, parce qu’aucun ne résumait dans sa globalité la situation, elle avait choisi le mot « naufrage ». Il t’allait : tu pensais aux naufrageurs de l’île d’Oléron. Tu pensais aussi aux récifs, qui écorchaient la peau comme tu le faisais toi-même à ton endroit. Elle avait superposé deux photographies de paysages croates, une forêt brûlée et la mer. Tu avais regardé l’image en pensant à l’affrontement du Feu et de la Glace dans ton Monde Nouveau : tu trouvais fou, alors qu’elle n’en avait pas lu les pages (seulement ce que tu pouvais écrire dans ton journal), que ses photographies puissent refléter si bien non seulement tes émotions, mais aussi ton roman. Il faudrait peut-être renommer le projet Le Monde Nouveau : comme une suite d’images et de mots qui amèneraient à la publication. On pouvait envisager, une fois le roman accepté — il le serait, tu le savais à présent — organiser un événement à partir des photos d’Emmanuelle seules, et des mots du projet. Ton journal avait servi de catalyseur, il n’était plus nécessaire pour accompagner le livre.

Le roman paraîtrait.

Quelqu’un l’accepterait, c’était évident. Ça le devenait en tout cas. Tu t’accrochais à la pensée positive de Daniel, à Paris, juste avant que Marsan ne te propose de retravailler ensemble Les Enchaînés. Tu avais été convaincant, et la réaction de Marsan te l’avait confirmé. Puis il y avait eu le Covid, sur quoi ta pensée, positive ou non, n’avait aucune prise. Et les Walking Dead, qui avaient terminé d’achever l’idée du monde d’avant que tu te faisais. Sans doute que Le Monde Nouveau était né de là, puisque c’était à partir de l’appel à texte de France-Culture (où tu avais été refusé) que le terme avait jailli.

Emmanuelle dit : mais tout dans ce projet parle du monde nouveau. Elle ne veut pas dire : ton livre, mais le monde qui est venu après la pandémie. Qui est le même qu’avant, avec quelque chose de pire. Qui est en somme un monde nouveau, un monde d’après : il l’est chronologiquement, déjà.

Il est, par essence : le monde nouveau.
Entre le tu et le je, tu as choisi.

Tu sais que tu vas travailler sur le mois de septembre dans l’après-midi, avant d’aller voir au cinéma l’adaptation du (mauvais) Tournant de la vie d’Angot, par Claire Denis, avec Lindon et Binoche. Tu as foi dans le film, sinon dans le livre que tu n’as pas aimé. Tu n’as pas compris, pourquoi c’était si mauvais. Tu n’as pas compris parce que tu n’y as pas cru, au Tournant de la vie de Christine. Son Amour impossible, oui, et mille fois, jusqu’au film de Corsini (Efira encore, toujours, parfaite), son Voyage dans l’Est, aussi, tout autant que le premier. Mais pas ce texte entre deux, qui ne disait rien, et auquel le film rendra peut-être une légitimité. Tu réserves ton jugement, tu ne veux pas partir perdant. Tu te rappelles Laetitia Masson, Pourquoi pas le Brésil ? Y avait-il une parenthèse autour de « pas » ? Peut-être. Tu ne sais plus. Pour toi, c’était une grande réussite. Elsa Zylberstein dans le rôle d’Angot, tu te souviens du gars, pas de son nom — Marc Barbe, Barbé… ? Oui. Tes souvenirs ne te trahissent pas. La parenthèse sur le titre et Marc Barbé.

Angot.

Vous avez vu Frédéric à Nice, vous avez bu un café ensemble, Éric, toi et lui. C’était ton passé qui rencontrait ton présent, et tu te disais que si tu mourais, ces deux-là auraient des choses à se dire. Mais tu ne meurs pas. Pas encore.

Tu vas mieux, au contraire : l’automne te ressuscite.
Emmanuelle sera contente.


Le 5 octobre.

Écrirais-tu le journal, puisque le nouvel épisode de The Handmaid’s Tale ne semble pas être encore disponible et que les hommes virtuels ne répondent pas à tes tentatives de les exciter (afin de t’exciter toi-même) ? Écrirais-tu ce journal que tu as allégé hier de toute référence au sexe pour que septembre soit différent d’août, qui l’était déjà de juillet, mais ressassait pourtant les mêmes problématiques, s’y noyait presque, de sorte qu’Emmanuelle, en plein désarroi, avait isolé le mot « naufrage » pour le résumer ?

Oui.

Tu as travaillé septembre hier, comme le besoin d’un souffle, d’une respiration. Tu n’y as gardé finalement que les références à la littérature, et à tes déplacements. Nice, Villequiers, Paris, La Rochelle, tandis qu’Emmanuelle oscillait entre Paris, Moulins et la Croatie. Tu as appelé cela vos « vies, mouvantes ». Tu as évité l’écueil du « (é) ». C’est au lecteur de se demander s’il est ému, pas à toi de l’y forcer. Tu as reçu de l’éditeur suisse, Paulette, un très joli mail dans lequel un gars (Guy) te remerciait de t’intéresser à leur structure : par un drôle de hasard, il avait lu Banderilles, quelques semaines auparavant, aussi savait-il qui tu étais. Il te lirait dans les prochains mois, il fallait que tu t’armes de patience, il était seul aux commandes de la boîte depuis que sa lectrice était en congé-maladie. À La Musardine aussi, où tu avais envoyé des textes, Nicolas Cartelet parlait d’une lectrice.

Tu pensais : ce sont les femmes qui lisent.
Ça te renvoyait à une phrase de Cocktail, il y a si longtemps.

Tu avais reçu ainsi un mail concernant l’écriture et il fallait t’en contenter. C’était un mail dans la journée, c’était mieux que les jours où il n’y avait rien et tu ne pouvais pas attendre encore, encore, autre chose. Valérie était passée te chercher, vous alliez voir le Denis-Angot, elle était en avance. Tu avais aimé le film, parce qu’il parvenait à rendre la platitude des dialogues du livre sensible à l’écran, notamment grâce à l’interprétation sans faille de Lindon, d’abord et en premier lieu — Lindon inimitable, Lindon superbe et vulnérable, blessé, amoureux, Lindon magnifique —, puis de Binoche (tu tapes « Boniche » sans le faire exprès) qui s’en tirait bien elle aussi, et que tu trouvais plus belle qu’ailleurs. La musique des Tindersticks soulignait une fois encore chez la cinéaste de Trouble everyday le drame sous-jacent, la menace, l’inquiétante situation, l’impossible échappée : tu aimais la manière de filmer, les corps, les peaux, les espaces. Un peu comme chez Winocour et son Revoir Paris, il y avait une manière organique de filmer la capitale française : des deux côtés il s’agissait d’un corps à part entière, blessé ici par un attentat, blessé là par un amour impossible, menacé des deux côtés par une force qui ne disait pas son nom mais rampait comme un reptile, empoisonnait le quotidien. Terrorisme ou adultère (mais le mot sonne faux, Valérie parlait, elle de « duplicité » : c’est mieux), les protagonistes ne s’en sortaient pas, sinon au moyen d’une tabula rasa sur les vies d’avant. C’était véritablement un tournant de la vie, que ce soit pour Binoche ou pour Efira. Il fallait détruire pour reconstruire : ça te rappelait ton Monde Nouveau, qui parlait de cela aussi.

Tu souffles.

Parfois tu sais parler des films, parfois tu n’en dis pas que des banalités, parfois tu analyses comme il le faut, les émotions (tu peux te permettre le « é » ici) qui s’incarnent sous tes yeux, ou sous ta plume. Parfois tu sais ce dont tu es capable, entre les lignes. Tu souris : tu aurais pu jouir avec l’un ou l’autre, à distance, frustré que personne ne touche véritablement ton corps, ou bien te perdre devant le talent immense d’Elisabeth Moss, et celui, sulfureux, d’Yvonne Strahovski.

Non.
Tu as choisi les mots et ils te récompensent.
Tu souris.


Le 7 octobre.

Annie Ernaux est Prix Nobel 2022 de Littérature. Je crois que c’est important. De ne pas l’ignorer. Parce que c’est un auteur unique. Parce que c’est une femme. Parce que c’est une œuvre. Quels que soient les derniers titres parus, les dernières phrases relevées, et peut-être stupidement, cette relation avec Olivier Steiner que je trouve déprimante, Ernaux reste et restera. La place. Les années. La femme gelée.

Et puis : résumer Ernaux, la ramener à Steiner, la limiter à Steiner, c’est faire l’erreur que d’autres ont faite concernant Mireille Perrier, Chantal Ackerman et aujourd’hui, Isabelle Adjani.
Je ne serai pas de ceux-là.


Le 12 octobre.

Tu reçois, alors qu’Éric passe la porte de la maison après son travail, l’acceptation du Château d’Orquevaux. Le mail t’arrive alors qu’il s’assied auprès de toi devant ton ordinateur.
Tu lui as appris juste avant que Gautier proposait le jeudi pour vous rendre visite.

Tu lis les premiers mots du mail, tu dis : je suis accepté. Tu poursuis : la date proposée est en 2024, en février. Quatre semaines. On te prévient que s’il y avait désistement pour 2023, on reviendrait vers toi. Vous vous embrassez. Il dit : c’est loin. Et puis : c’est long, quatre semaines dans les Ardennes. Tu dis que vous avez le temps de vous y préparer. Tu reçois un second mail, des éditions ErosOnyx dans la foulée. Tu penses : deux la même semaine… ? La personne qui t’écrit te demande ton adresse postale pour pouvoir t’envoyer la note de lecture de Mythologies. Tu ne réponds pas qu’ils peuvent te l’envoyer par mail. Tu t’exécutes, tu envoies l’adresse, tu n’espères rien — même si tu dis à Éric que l’adresse postale, c’est pour t’envoyer le contrat d’édition en même temps que la note de lecture.

Vous riez.

Pendant qu’il prend sa douche, tu poursuis la lecture du mail d’Orquevaux. Tu es heureux, mais c’est loin. On t’apprend qu’il y a eu beaucoup de demandes, que les lauréats représentent moins de vingt pour cent des candidatures. Tu es donc privilégié. Ton travail est reconnu. On cite Diderot abondamment dans le mail, et la bourse que tu as reçue. De sept cent cinquante dollars — ce sont des fonds américains. Et c’est là que ça se gâte : la somme sera déduite des frais de résidence qui s’élèvent à six mille quatre cents dollars. La bourse prend en compte deux semaines de résidence, c’est donc bien mille cinq cents dollars qu’il faudra retrancher du coût de la résidence, soit un peu moins de cinq mille euros. Tu ouvres de grands yeux incrédules. Tu lis encore, que le premier versement est à effectuer dans les sept jours à réception de ce courrier. Il y a un lien — ils font bien les choses — pour pouvoir payer immédiatement. Tu continues de sourire. Tu n’es finalement pas surpris : c’était trop beau. Tu vas voir Éric sous la douche, tu lui racontes en quelques mots que finalement, non, tu n’es pas accepté à Orquevaux : c’est le fric que tu n’as pas que l’on y invite.

Tu hausses les épaules.
Tu es déçu ? il demande.

Tu ne sais pas vraiment répondre. Tu penses à ErosOnyx, à la note de lecture qui va arriver dans ta boîte aux lettres et qui dira forcément du mal de ton manuscrit. Tu n’imagines pas sérieusement que l’on t’envoie un contrat d’édition sans t’appeler, sans te prévenir, par mail justement, que l’on a adoré ton travail. C’est une formalité, dont tu leur sais gré cependant : il y en a tant qui ne répondent même pas.

Tu ouvres une bouteille de vin rouge, tu sers deux verres et vous trinquez à Orquevaux où tu n’iras pas. Vous mangez des chips aux truffes qui viennent se planter dans tes dents sensibles. Puis Éric va terminer un devis tandis que, dis-tu, tu vas répondre à Orquevaux.

Les échanges se font en anglais : tu remercies pour l’accueil mais tu expliques qu’il y a un malentendu. Jamais n’aurais-tu postulé si tu avais pris connaissance sur le site d’un coût de résidence. Tu écris que tu ne payeras jamais pour écrire : c’est l’inverse qui devrait être juste, que l’on te paye, toi, pour ton travail. Tu écris que la société dans laquelle vous vivez n’aide pas les artistes et tu es surpris qu’Orquevaux ne le fasse pas non plus : tu dis que cela devrait être leur rôle, leur mission, comme d’autres résidences avant celle-ci auxquelles tu as postulé, et qui t’ont accepté elles aussi.

Tu libelles en gras la phrase qui dit que tu renonces à la résidence pour les dates de février 2024. Tu regrettes le temps perdu, par toi, par eux.
« Cordialement. »

Ils répondent presque dans la foulée : que la résidence a été créée en 2017, qu’ils n’ont pas les subventions nécessaires pour inviter les artistes aux frais du château. Ils ne parlent pas de rémunérer les auteurs. Ils comprennent, ils s’excusent. Ils préconisent de ne pas hésiter à faire valoir que tu as été accepté, sur ton CV : ils expliquent que la valeur de ton travail seule a pesé dans la balance, et que l’acceptation de ton dossier n’est pas soumise à ta présence au château d’Orquevaux. Tu te demandes s’ils feront ainsi valoir que tu es l’un des lauréats de l’année, même si tu ne t’y rends pas. Tu souris : un lauréat ? Non. Tu es un pigeon comme beaucoup d’autres, et tu n’es pas riche comme ceux dont la photographie s’affiche sur le site d’Orquevaux. Tu penses à la page que tu écriras, le lendemain, sur ton aventure, ton sourire, ton désenchantement à la suite.

Finalement, te dis-tu, il n’y a que le sexe qui fait battre ta vie : Gautier appellera pour confirmer sa venue, il se déshabillera devant toi et vous jouirez ensemble. Il n’y aura pas de surprise, il ne demandera pas à se faire payer pour la prestation. Le sexe — tu as de la chance, te dis-tu — est gratuit pour toi. Ce n’est pas le cas pour tout le monde.


Le 19 octobre.

Je ne reçois rien. Depuis la déception d’Orquevaux, depuis le message d’ErosOnyx — même pas une déception, là : la note de lecture était absurde, inutile, amateur —, rien. Les mails se bornent aux publicités, aux propositions humoristiques de Michèle, à ce que j’attends sans surprise et qui se confirme (un message de Pauline, par exemple, avec les adresses mail des prochains artistes pour Public Averti). La littérature est inexistante, et je me force à ne pas penser que j’ai envoyé Mythologies, Le Beau rôle, Le Monde Nouveau et possiblement un autre texte encore, que j’oublie, à tant d’éditeurs, moi qui m’étais promis de ne plus le faire. J’ai cru. À nouveau, j’y ai cru. Je n’y crois plus — mais ce n’est pas vrai. J’y crois chaque seconde qui passe, chaque silence qui passe : que la messagerie va résonner de l’arrivée d’un message qui me confirmera quelque chose. La Musardine ou Paulette, qu’importe. J’ai besoin de publier. J’ai besoin d’exister encore.

À quelques jours du départ vers Paris, oui, j’ai besoin de recommencer à vivre.

J’ai repris Janvier, ce texte écrit pour Dustan, alors que j’attendais des nouvelles de mon premier livre. J’ai repris le texte, sa première partie, Après. J’ai relu, j’ai taillé dans le vif, j’ai élagué : me reste une matière vivante, quatre-vingt-dix pages qui pulsent de cette attente fébrile de recevoir des nouvelles, non pas d’un éditeur, mais de mon éditeur, le premier. J’ai hésité : devais-je continuer avec les deux cents pages suivantes du texte, devais-je me plonger dans leur lecture ou me contenter (cela me semblait suffisant) de cette première partie qui à elle seule, résumait, l’ensemble ? J’ai imaginé un épilogue depuis : qui dirait qui je suis devenu, vingt ans après. Les publications. Les choses réussies. Les échecs. La mort de Dustan, bien sûr. Et l’attente, toujours la même, toujours aussi sensible : celle dont je fais état ici chaque jour. Celle qui colonise les pages sélectionnées pour Échos.

C’est à cela que je consacrerai les prochains jours : puis à Paris, j’imprimerai les pages et je les déposerai chez les éditeurs qui ne reçoivent pas mes manuscrits par voie électronique. Je ne ferai pas que(ue) jouir dans la capitale : il faut que je redevienne un écrivain.

Il faut que l’on m’entende enfin.


Le 20 octobre.

Tu as terminé Après.

Tu as relu les pages, tu as allégé ton français un peu lourdaud, notamment dans les narrations, ce qui te saute aux yeux aujourd’hui, que tu ne voyais pas hier — tu n’avais pas assez d’expérience ou véritablement, tu ne travaillais pas assez, ou ne lisais pas assez (même si tes pages témoignent du contraire). Tu as conclu par un épilogue dont tu cherches encore le titre (tu devrais le relire, le titre s’y trouve, tu le sais), mais il te fallait néanmoins faire quelque chose de ce texte, immédiatement — même si tu prévois de l’imprimer à Paris et de le déposer chez Grasset, Gallimard, au Seuil peut-être. Tu l’as envoyé à Laurence Santantonios, chez Mauconduit : elle ne t’accepte pas dans son cheptel d’auteurs, mais elle aime te lire, t’a-t-elle dit l’an passé. Tu lui demandes son avis sur tes pages : tu expliques que tu les emportes à Paris, que tu vas les y déposer chez l’un ou l’autre (tu lui demandes son conseil, le cas échéant). Tu n’attends pas d’elle qu’elle te publie soudain — évidemment que tu serais heureux qu’elle te dise qu’elle veut ce texte-là —, mais tu as besoin que quelqu’un l’entende. Le premier. Tu le lui écris : « Vous en serez la première lectrice. » Tu penses que c’est un privilège que tu lui donnes, avec ce geste, mais tu ne sais pas dans quelle condition elle le recevra, si elle va bien, si elle travaille, si elle souhaite véritablement te lire, encore.

Tu as pensé à Jean-Jacques Augier, bien sûr. À Arnaud. Tu as pensé au gars des Presses Universitaires de Lyon dont le nom t’échappe. Il n’y a pas d’auteurs autour de toi en qui tu as suffisamment confiance pour le leur envoyer — avant il y avait eu Claire Legendre, et Michel Zumkir. Mais c’est terminé. Tu as envoyé un mail à Michel : tu avais retrouvé mention de votre première rencontre dans ton agenda de l’année 1999-2000. Sans réponse.

Après avoir été virtuel, voilà que tu vis dans le passé.


Le 21 octobre.

Chaque jour, écrire.
Chaque jour, attendre, espérer.
Chaque jour, un envoi, silencieux, sans garantie.
Paris à partir de lundi soir.
Nice, la semaine suivante, du 3 au 8 novembre, avant de retourner sur Paris.

Chaque jour, une déception, chaque jour, un possible, une lumière dans les ténèbres.

J’ai joui devant mon bol de café, le sperme s’est répandu sur la nappe à fleurs, taches blanches sur fond blanc : j’ai considéré le dessin réalisé par ma jouissance quelques minutes, l’ai pris en photo, puis l’ai effacé, et la nappe tourne à présent dans la machine à laver, avec des serviettes, des torchons, hygiénique.

Chaque jour, bander, désirer, et certains jours, évacuer pour ne pas rester sur cette autre attente, d’un désir qui sera à la fois frustrant et satisfaisant, qui remplira certaines conditions, en ignorera d’autres, et sera remplacé par un autre désir, le jour d’après.

Après, c’est le titre du manuscrit.
Il y a une ligne à y ajouter, c’est vrai.
Après, ai-je écrit dans le manuscrit, « c’est à ce jour mon vingtième livre. »
Croire dans le pouvoir des mots.
Leur magie.

Un faucon (un busard, un rapace en tout cas) a frappé un pigeon en plein vol par-dessus mon jardin, à peine quelques mètres au-dessus du palmier : battements d’ailes, fracas des corps qui s’entrechoquent, un cri strident et l’oiseau gris s’écrase sur la terre, la tête enfouie dans l’humus. Sa poitrine est secouée de spasmes alors qu’il agonise, blessure ouverte au flanc, sang noir sur les plumes grises, puis il s’éteint dans un dernier souffle.

Je regarde la mort à l’œuvre.
La photographie.
Je marche vers la plage, y rejoins Éric, lui raconte : lorsque je reviens dans la maison, le corps de l’oiseau a disparu du jardin. Le rapace est revenu chercher sa proie, certainement.
C’est ainsi que j’intitule la photographie que je poste sur Instagram : la proie.


Le 29 octobre.

Je dîne chez Stéphane et Francine Marsan ce soir.

Stéphane, je l’ai revu jeudi après-midi. Au téléphone, il disait qu’il voulait boire un café avec moi, pour parler travail. Je ne voulais pas projeter quelque chose, de peur d’être déçu. Je ne voulais pas forcément mener la conversation : je me demandais alors que nous nous étions retrouvés place Maubert et que la discussion s’amorçait sur les projets que j’avais, et les siens, si « parler travail » voulait seulement dire : parler de ce que nous faisions. J’avais dit Après, les dépôts (Gallimard, Grasset, P.O.L et Frédéric Mora au Seuil), j’avais reçu entre temps un message de Guillaume Robert qui ne s’occupait plus de la littérature chez Flammarion, ne me donnait pas un nom à contacter, me rappelait l’adresse des bureaux à Saint-Lazare, et je m’étais dit que c’était un signe pour garder mon manuscrit — j’en avais confié finalement un à Christophe pendant notre déjeuner, et l’autre à Stéphane, justement.

Stéphane avait parlé d’une structure avec laquelle il s’associait et d’une collection « imaginaire » qu’il allait y créer. Il avait à nouveau les coudées franches pour travailler avec les auteurs qu’il aimait. Et il avait envie que l’on reprenne Le Monde Nouveau, si j’étais prêt à retravailler le texte.

J’avais souri.

Je n’avais plus besoin de réfléchir : Après m’avait permis de regarder à nouveau qui j’étais en littérature, depuis cette année 1999 qui avait vu mes premiers manuscrits acceptés par Dustan. Le travail rapide et efficace que j’avais opéré sur les pages de Janvier m’avait remis à flot, psychologiquement : j’avais à nouveau envie d’y croire. J’avais déposé les manuscrits papier dans les « grandes maisons » et sans me faire d’illusions, je me disais que le sujet pouvait intéresser, en tout cas : que l’on me lirait, que l’on me répondrait. Je misais sur Frédéric Mora même si P.O.L aurait été plus à même d’être preneur d’un texte qui revenait sur l’un de ses auteurs.

Il n’y aurait pas de réponses avant quelques mois : j’étais libre pour reprendre Le Monde Nouveau.
Mieux : j’en avais envie.

J’avais donné à Stéphane quelques pistes de réflexion, de retravail, quelques idées que j’avais eues, j’avais parlé argent aussi : travail, ça voulait dire salaire. À quel moment me proposerait-il quelque chose ? Il avait répondu que cela dépendait de moi, de ce qu’il allait lire quand j’aurais retravaillé. J’avais dit que j’avais besoin d’un deadline : je ne voulais pas à nouveau être lâché dans la nature, en me demandant ce que j’allais faire de mon texte. Stéphane avait secoué la tête : ce n’était pas du tout ça. Si on travaillait ensemble, cela voulait dire : échanger ensemble, régulièrement, à chaque étape significative du manuscrit. Cela voulait dire : parler, échanger, on parlait de « travail » véritablement, cela devenait concret.

On s’était mis d’accord.

Stéphane demandait ce que j’allais faire de mon séjour parisien, et je lui avais répondu que je n’avais envie que de replonger dans mes pages : il lui donnait un sens à présent, Marsan, à mon séjour. J’avais besoin de travailler et il y avait une chance, enfin, que mes personnages s’incarnent.

Le lendemain, je reprenais Le Monde Nouveau et je faisais un raccourci de la première partie à la dernière, en comprenant que le texte se tenait, ainsi, bout à bout : les premières pages annonçaient déjà la résolution finale. Il fallait aller de l’avant, ce que m’avait dit Stéphane en juillet, à Oléron, que je ne pouvais pas entendre alors.

Il ne faut pas lâcher ton personnage principal.
Tout était là.

J’avais vingt-sept chapitres au total qu’il fallait à présent relire, trier, affiner, élaguer : j’avais du travail pour les semaines à venir (je ne pouvais pas compter en mois). Stéphane devait de son côté aller au bout de son projet, qui n’était pas encore finalisé. Évidemment, il me tiendrait au courant.

Il avait emporté Après, et nous avions convenu d’un dîner samedi soir — ce soir.

Je suis face à l’écran.
Éric est à Oléron.

Il y a du travail à faire pour Public Averti, qui va me permettre de ne pas me précipiter sur Le Monde Nouveau tout de suite, mais de laisser décanter, au contraire, un peu : retrouver ma respiration. La gorge semble se calmer, avec la possibilité du travail et de sa reconnaissance.

Je vais mieux, de fait.
Je suis beau.


Le 30 octobre.

Tu retravailles Le Monde Nouveau à plein régime.
En le quittant hier soir, après le dîner délicieux préparé par Francine, Stéphane t’a demandé quand tu lui envoyais quelque chose.
Il a dit très précisément : alors, tu m’envoies quelque chose à lire quand, Herrou ?

Tu as aimé l’appellation par ton nom de famille : tu te voyais sur un bandeau, autour des pages publiées de ton nouveau roman. Tu entrais avec Marsan dans le même travail que celui dont tu parlais dans les pages d’Après avec Dustan — Stéphane lisait Après, d’ailleurs : il ne s’y retrouvait pas encore, il n’y connaissait rien, disait-il, à l’autofiction, et cette incursion dans un quotidien intime le troublait. Toi, tu commençais, ou recommençais, à écrire, à construire, à relire, à élaguer, à comprendre les failles de ton texte, les identifier déjà et les résoudre. Stéphane avait demandé une timeline de ton projet, que tu lui fournirais en temps utile : ce n’était néanmoins pas encore le moment. Il te fallait te retrouver dans tes pages pour en percevoir à nouveau l’immense complexité, et chercher à la simplifier sans perdre pour autant des éléments qui te semblaient importants. Stéphane le disait lui-même : ton univers est très riche, foisonnant, sans compter le nombre de personnages. Il pensait qu’il y avait plusieurs livres dans un seul — en cela, il avait raison. Il fallait donc être capable d’ignorer des éléments du manuscrit, pour les reporter ailleurs, et construire ces autres livres dont il parlait. Mais il fallait surtout réussir à écrire un livre, un premier livre, suffisamment captivant pour que l’on ait envie de lire les autres.

Stéphane parlait beaucoup de la plus-value de ton travail, qu’il n’avait pas souvent trouvée ailleurs : c’était du fantastique certes, mais on était à l’intérieur des personnages, tout le temps. Leurs dilemmes. Leurs émotions. Leurs doutes. C’était un fantastique efficace, qui venait flirter avec l’anticipation (lui parlait de « science-fiction ») et qui piochait largement dans le nouveau roman — en tout cas : dans une écriture intime, interne presque. Il aimait cette richesse mais c’était selon lui aussi la faille potentielle de cette publication : il fallait intéresser trois populations que deux des éléments suscités n’intéresseraient pas forcément. Ton écriture était un atout cela dit, et la maîtrise des pages, des situations, des caractères : forcément, disait Stéphane, c’est une matière que tu portes en toi depuis tellement longtemps.

Dans quatre jours, tu prendras à nouveau le train vers Nice.

Journal (4-30 octobre 2022)
Laurent Herrou