griffe
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« Pour reproduire une forme, on fabrique un moule.
Pour injecter une matière plastique qui fera une forme, une pièce, il faut un moule en acier.
En usinant le moule qui reproduira la pièce, on fabrique des copeaux.
Chaque pièce produite porte la griffe de l’intermédiaire.
Pour le moule, la griffe c’est le savoir-faire du mouliste. »

(E.C, 29/10)

Photo © Emmanuelle Corne, septembre 2022

« Il n’est pas en moi que des orages,
il n’est pas en moi que des ruines. »

Daniel Arsand,
Moi qui ai souri le premier.

Le 12 septembre.

Tu envoies. Tant de mails. Après avoir décidé de ne pas envoyer en aveugle, tu envoies, oui : des messages. Ce n’est pas en aveugle dans le sens où tu cibles. Où tu leur parles. Où tu leur rappelles qui tu es, ce que tu fais, où tu leur expliques la raison pour laquelle tu les sollicites. Tu n’envoies pas systématiquement un texte, sauf à ceux dont le site en propose l’envoi, directement. Tu envoies Mythologies dans ces cas-là. Tu n’envoies pas, pas encore, Le Monde Nouveau. Tu n’y arrives pas. Tu ne sais pas encore ce qui déclenchera le désir de l’envoyer à quelqu’un. Tu ne sais pas, exactement, où tu en es.

Tu as postulé pour une résidence à Orquevaux.
Tu as candidaté pour une résidence de théâtre à Montréal, avec Jamais Lu. Et Mythologies.
Il n’y a pas vraiment de raisons mais tu y crois, à l’une comme à l’autre. Il te semble dans l’ordre du possible que tu partes en résidence en 2023. Tu ne penses pas alors au Monde Nouveau, à son acceptation, à sa publication. Tu penses juste que tu as besoin qu’il se passe à nouveau quelque chose autour de l’écriture de tes livres. C’est nécessaire.

Cécile et Stéphane viendront possiblement à Oléron le week-end prochain : tu envisages de remonter avec eux jusque dans le Cher.


Le 13 septembre.

Tu envoies des mails, encore des mails. Tu envoies Le Beau rôle. Tu envoies une demande d’attention à celui-ci, puis à celui-là. Tu préviens Nicolas (Éléments de Langage) pour Le Beau rôle, même si la publication chez lui n’est plus d’actualités depuis longtemps. Tu écris. Des mails, des messages, des espoirs. Le Monde Nouveau, tu n’y penses pas — tu ne peux pas. Tu peux par contre envisager de partir dans le Cher la semaine prochaine, pour ensuite continuer jusqu’à Paris. Monter jusqu’à Lille ou Strasbourg. Dépenser l’argent que tu n’as pas pour la seule raison de tes désirs.

Tu écartes les rideaux : l’été cède la nuit prochaine, normalement. Les températures redescendent enfin, autour des vingt-deux vingt-trois la journée, quatorze quinze la nuit. Tu rejoins l’automne. Et — cette chose à dire, qui se manifeste là, vous n’allez pas y croire — la dent s’est réveillée : tu as annulé hier le rendez-vous du lendemain chez le dentiste, tu l’as repoussé au 28, tu as dit que tu n’avais pas mal de toute manière, et la dent s’est réveillée. Cette nuit. Logiquement. Tu te racles la gorge, tu n’es même plus désespéré : tu penses à ton année, conjuguée sur le site de Public Averti autour de ton corps en souffrance continue. Tu aurais honte de toi s’il y avait matière à, mais à quoi bon ?

Tu ne travailles pas, ne publies pas, n’as pas de lecteurs, ne gagnes pas d’argent.
Tu ne fais rien dans la maison, ne t’investis pas, ne cherches pas, te contentes du minimum.
Tu n’aimes personne au fond, même pas toi-même.
Éric… ?
Oui.
Éric oui, le seul que tu peux aimer : parce qu’il est le seul — moi, aussi peu que les autres — à croire en toi.
Vas-tu ainsi attendre toute ta vie, entre une boîte de réception de mails inutile et un téléphone qui ne sonne pas ?


Le 14 septembre.

Tu te dis chaque jour qu’il suffit d’une seconde. Une simple seconde, entre deux : la précédente, il n’y a rien. Et puis la sonnerie du mail résonne (ou celle du téléphone, un message, un appel), et la seconde suivante, les mots sont là qui disent : j’ai aimé votre texte, je veux le publier. Tu sais que cela n’est pas une illusion, pour l’avoir déjà vécu : tu envoies, tu attends en vain, sans y croire vraiment parce que cela fait trop mal d’avoir de l’espoir. Et puis ça sonne. Et puis c’est là. Et quelques mois plus tard, le livre est en mains.

Tu te le dis chaque jour, chaque seconde qui passe, et ça en fait des secondes. Pour passer le temps, tu lis le dialogue imaginé par Olivier Steiner entre Marguerite Duras et Jean-Luc Godard qui vient de la rejoindre, et tu secoues la tête, tellement c’est raté. Tu lis Anthony Passeron, Les Enfants endormis, et tu trouves que le livre s’affine au fil des pages : tu avais des doutes au départ sur les passages autofictionnels, mais la construction de l’épidémie et des barrières qu’on lui opposait alors te passionne suffisamment pour avoir envie de t’accrocher. Et que les personnages soient hétérosexuels, toxicomanes certes, mais qu’enfin : on parle du sida chez les hétérosexuels, et de la dévastation sociale, familiale, personnelle — jusqu’à l’analyse de l’intolérance du milieu médical (et cela se passe à Nice, aussi tu trouves les noms et ce sont ces années-là justement, que tu as vécues dans le milieu hospitalier niçois) — qui s’écrit dans toute sa vérité, te fait du bien et tu es reconnaissant à l’auteur, de son travail. Tu n’es pas jaloux, non : tu aimes que des livres te prennent et te surprennent. Tu te dis qu’il y a autre chose à lire qu’Olivier Steiner, ou les dernières phrases lues, inutiles, de Houellebecq ou d’Ernaux. Ça te rassure un peu.

Ça ne comble pas le silence de la messagerie — tu t’en charges en toussant, et tu te demandes au fond si ta toux ne cherche pas à couvrir le silence des éditeurs. Ça te fait du bien de le comprendre, d’analyser les choses. Tu t’es promis de te reprendre en mains, toi aussi (pas que les livres), aujourd’hui, en ménage dans la maison, en travail peut-être même. Il t’a semblé te souvenir que Flammarion acceptait les envois par mail, et il est possible que tu leur adresses Le Monde Nouveau, finalement. Hier tu as regardé les éditeurs spécialisés en fantastique, en imaginaire, mais les soumissions sont fermées chez chacun d’eux : ils refusent d’en lire plus, pour le moment, ils ont du retard. Tu as envoyé DON’T OPEN: DEAD INSIDE à Roger-Yves Roche, aux Presses Universitaires de Lyon. Il t’a dit qu’il ne publierait pas de textes d’auteur dans sa collection, mais qu’à l’occasion, il lisait des manuscrits. Tu t’es fait la remarque que ce n’était pas que ton écriture que tu lui envoyais ainsi, mais aussi celle d’Alexandra. Ce faisant, peut-être te tirais-tu une balle dans le pied toi-même, mais tu es heureux à la relecture de vos pages conjuguées.

Le soleil t’oblige à tirer les rideaux : l’été passe, mais la brûlure de l’astre est toujours autant cuisante. Les années à venir seront pénibles. Tu attends les vagues de froid à présent : tu les voudrais polaires. Le Monde Nouveau parle de cela, entre Feu et Glace. Oui, tu es visionnaire. Oui, tu sais écrire. Oui, tu mérites cette seconde qui verra à nouveau ta vie basculer d’auteur devant son formica jaune à écrivain publié.


Le 18 septembre.

Tu pars à Villequiers, avec Stéphane et Cécile. Tu sais pourquoi tu pars. Tu sais de quoi tu as besoin. Ton corps bloque absolument depuis une semaine. Ton corps t’a presque fait hurler au milieu de la nuit, il y a deux jours. Tes reins ne te suivaient plus, ils se déchiraient alors que tu cherchais à te stabiliser, à te lever du matelas, à tenir debout. Tu te demandais si tu te punissais de Nice a posteriori ou de ta liberté a priori. Si déjà, tu cherchais à te punir de ce que tu n’avais pas encore fait. Ou des mots dits à ta mère là-bas sur ses souffrances : tu lui avais dit que tu comprenais bien, la prévalence de la maladie sur ses pensées, mais d’autres autour de toi se tordaient de douleurs dans leur lit ou agonisaient atrocement. Ce n’était pas son cas. Tu lui avais dit que ça serait bien, qu’elle se reprenne : qu’elle vive en attendant d’être morte. Ça avait été un électrochoc, tu penses. Car depuis elle est différente, même au téléphone. À Nice, elle avait été mieux après ça, avec vous : elle avait lâché prise, elle s’était détendue. Tu avais peut-être dit ce qu’il fallait qu’elle entende, que personne ne lui disait. Tu ne parlais pas d’amour — ce n’était pas ça —, juste de la vie, avant la mort.
Tu lui disais qu’elle ne pouvait pas se plaindre.
Tu te demandes aujourd’hui, anti-inflammatoires et bouillotte sur les reins, si tu en as le droit, toi.


Le 20 septembre.

Tu penses : je suis à Villequiers, au château.
Tu penses : je suis chez moi.
Ce que te dit Laurence, à qui tu confies que tu ne dors aussi bien qu’ici : peut-être parce que tu es chez toi.
Tu es chez toi.
Tu y fais enfin ce que tu as toujours voulu y faire : jouir, sans rendre des comptes.
Tu es libre.


Le 28 septembre.

La Rochelle.

Je n’ai pas parlé de Paris, après Villequiers, comme je n’ai pas parlé de Nice, ou si peu, début septembre. Je n’aurais pas écrit les dix premiers jours de septembre. Pas une ligne. Je n’aurais pas rejoint le journal, je n’aurais pas ouvert l’ordinateur une seule fois durant le séjour niçois. Je n’en ai pas eu le temps, ni la place. Ici encore, je ne suis pas certain : de pouvoir écrire. Chez les parents d’Éric. Arrivé hier soir depuis Montparnasse, Éric sur le quai de la gare, qui cherche dans la foule. Mon sourire, notre étreinte. Il dit : on va boire un verre. Il dit : il fait un temps de merde depuis aujourd’hui. Il dit : j’ai prévenu les parents, on est tous les deux ce soir — mais la mère d’Éric appellera plus tard, prétextant la lotte préparée, ils nous attendent, je dis à Éric : allons-y, ce n’est pas sympa de les laisser. On boit trop, ensemble, la joie de se retrouver, de parler, de se raconter, dans les plus petits détails. Effleurer quelques sujets, quelques caresses, savoir que l’on y reviendra plus tard.

Le père d’Éric me parle, depuis le canapé, sans se soucier du casque sur mes oreilles, je l’entends à mi-voix. Une mouche me tourne autour, Éric scie et pose des piliers pour la nouvelle terrasse qu’il construit pour leur maison, une femme fait le ménage à coups d’aspirateur, la mère d’Éric monte et descend, depuis le sous-sol à l’appartement : nous resterons encore un jour, deux, je ne retrouverai pas ma maison avant le week-end, on est mercredi, je remets à plus tard le retour à Oléron à quelques jours de la fin du mois.

Emmanuelle m’a dit qu’elle avait trouvé le mot à partir du journal d’août, et fait la photographie pour notre projet. Elle doit retravailler encore, une fois à Paris (ou à Moulins, je ne sais plus), elle revient de Croatie.
Nos vies, mouvantes.


Journal (12-28 septembre 2022)
Laurent Herrou