épilogue
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« Certains vont à la rencontre de leur vie, ils s’en saisissent,
d’autres se tiennent légèrement de biais : ils l’écrivent. »

Lola Lafon,
Quand tu écouteras cette chanson.

En janvier, il y a tout juste un an, Emmanuelle Corne me proposait que l’on travaille ensemble. Que l’on marie nos visions, que l’on essaye ensemble, de fabriquer quelque chose. Nous ne savions pas de prime abord ce que nous allions faire, nous en avions envie, simplement : parce que j’aime l’œil très sélectif d’Emmanuelle, et parce qu’elle apprécie ma manière d’écrire. Et parce qu’il était possible qu’en associant les deux, nous nous retrouvions en présence d’une nouvelle matière que nous n’aurions pas envisagée de prime abord.

Il était évident que cela passerait par les mots et la photographie : à partir de là, il n’y avait pas trente-six solutions. J’écris, tu photographies. Cela me rappelait L’emploi du temps, un engagement qui avait duré six années environ, dans une vie qui était terminée. Nous avions prévu que cela dure un an. Un an, c’est long. Un an, c’est là encore un engagement : cela veut dire être au rendez-vous quand il le faudrait. Le rythme mensuel était dicté par le journal, et l’activité professionnelle d’Emmanuelle : pour qu’elle soit en mesure de produire de l’image, il fallait qu’elle ait devant elle un temps nécessaire pour réaliser cette image que les mots déclencheraient. Cette autre contrainte, attendre les mots pour pouvoir œuvrer, impliquait là encore un délai : je ne pouvais pas soumettre du texte avant de l’avoir écrit. Il y eut donc assez vite un « décalage » entre nous : le mot s’est imposé (parmi d’autres, au fil des entrées) comme cette idée que nous avions eue, qu’il faudrait chaque mois dégager un principe, une évidence, de ce qui avait été lu et que la photographie serait une déclinaison, un écho en quelque sorte, de ce principe.

Le spectateur de l’art, face à l’image ou au texte, pense souvent que tout est décidé à l’avance. Que l’artiste sait exactement où il veut aller lorsqu’il commence un travail. C’est aussi ce que les institutions ont tendance à nous demander avant de nous accorder une bourse : la définition du projet. Toute personne qui a composé l’un de ces dossiers de candidature sait à quel point cette définition est aussi capitale que dérisoire : parce qu’une fois devant le fait accompli, c’est souvent autre chose que ce que l’on avait proposé qui se dessine. Et c’est ce qui fait des artistes ce qu’ils sont : des capteurs. Des capteurs de temps, des capteurs d’émotions. Des capteurs du quotidien, mais aussi d’un passé personnel et / ou commun comme d’un avenir, qu’il soit réjouissant ou morbide. Nous naviguons dans ces eaux troubles, à la manière des voyants sur les courants de la pensée — celle de l’autre, assis en face de soi, ou celle des morts qui nous entourent. Lorsque l’on travaille à plusieurs, cette donnée est évidemment multipliée. Parfois elle est même élevée au carré. C’est dire combien il y a de possibilités, chaque jour, autour d’un projet que l’on a estimé d’une durée d’un an.

Cet épilogue n’a pas vocation d’expliquer ce que nous avons fait à partir du moment où le projet a été lancé entre Emmanuelle et moi, en janvier 2022. Il suffit de faire défiler les douze mois qui nous en séparent, sur le site de Public Averti, pour en prendre la mesure. Il y a, comme c’est souvent le cas dans les projets polymorphes, plusieurs façons de les aborder : par le mot, par le texte, par l’image. Par amitié pour l’un des artistes, voire les deux, par fidélité à leur travail, par amour de l’art au sens large, de la littérature ou de la photographie en particulier. Avec confiance ou avec curiosité. Par défi, parfois : en espérant y dénicher les failles — et il y en a, certainement. Pénétrer le projet d’un autre, c’est aussi un engagement, de votre part : cela veut dire que vous acceptez de croire à une construction qui n’existait pas quelques semaines avant que vous n’en passiez la porte, que vous allez vous y installer pour un temps incertain et que peut-être, vous allez vous y sentir bien.

C’est évidemment ce à quoi nous vous invitons, Emmanuelle et moi.

Laurent Herrou
(24 janvier 2023)

Photo © Emmanuelle Corne, janvier 2023