« Tu relances le feu dans le poêle, qui s’est éteint pendant la nuit : il fait quatorze degrés dans la maison, huit dehors.
Tu n’as pas froid, tu n’es pas frileux. Tu n’as pas encore glissé sous la douche, ce sera après ces quelques mots, qui n’ont pas d’intérêt. Le journal est un mélange de sentiments contradictoires : parfois il semble que cela dit quelque chose, mais à d’autres moments, l’impression est inverse. Le journal ne sert à rien, sinon à répéter à l’envi les mêmes réflexes, les mêmes erreurs.
Tu l’as accepté en endossant cette discipline.
Demain, vous serez dans la voiture : la distance, les kilomètres, te permettront de considérer ton téléphone autrement, une base-retour vers les messages que tu attends au quotidien à domicile. Souvent, c’est sur la route que te parviennent les nouvelles : lorsque tu les attends, cela ne sonne jamais. Quand tu es occupé par ailleurs, c’est là que cela arrive.
Le feu s’étouffe : tu le motives à ta façon.
Tu voudrais y mettre une majuscule, pour appeler les mots de l’éditeur providentiel, et le travail qui t’attend sur ton prochain livre. »
(L.H., 27/12)
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« Terrible amitié des écrans qui ne dorment jamais. »
Christian Bobin,
Le muguet rouge.
Le 14 novembre.
Retour à Oléron.
Je découvre le travail phénoménal d’Éric, qui s’est abîmé dans la rénovation du salon et des mezzanines. J’ouvre de grands yeux sur le mur du salon rouge, le placo posé sur les parpaings apparents jusque-là, la corde qui sous-tend l’ensemble, fait le tour des plafonds, souligne la jonction entre placo peint (jaune ou rouge) et le lambris du plafond. Les plinthes sont parfaites, larges, et il n’y a plus d’espaces pour les insectes ou les loirs. Éric raconte qu’avec le poêle, on gagne environ cinq degrés par rapport à ce que nous avions avant. Lorsque l’on remettra les rideaux, il précise, ce sera encore plus. Il hésite : les grands rideaux blancs ou ceux que nous nous étions choisis à l’époque, à Bruxelles, fleurs jaunes sur fond bleu ? Tout est tentant, tout est nouveau — et les meubles s’entassent dans la chambre d’amis, impraticable, ce qui me convient : c’est novembre, l’hiver bientôt, je n’ai pas hâte de recevoir qui que ce soit.
Je travaille au matin sur Public Averti, la photographie d’Élisabeth Laplante qui est la première artiste de cette quatrième édition, en même temps que je range la maison, que j’organise, dans le vide qu’ont créé les travaux d’Éric dans la pièce principale. Je fais la cuisine, pour le déjeuner, je reprends mes marques, fais tourner une lessive, la mets à sécher, découvre aussi le gode qu’Éric a acheté, dont il me parlait la veille lorsque nous faisons l’amour, enfin, et jouissions ensemble.
La portière claque, le voilà qui rentre à la maison — mon mari que j’aime.
Le 21 novembre.
Tu écris, et puis tu effaces.
Tu ne veux pas regarder l’attente dans les yeux.
Le 22 novembre.
La journée devant l’ordinateur, le téléphone : rien.
Désespérément rien.
Pas même un mail, anodin, publicitaire.
Rien.
Je ne sais même plus qui j’essaie de convaincre — je ne suis même plus dupe de moi-même.
Le 24 novembre.
Il n’y aura rien eu cette semaine, rien, pas un mail, j’y aurais cru chaque jour : ce n’était pas possible qu’un jour de plus ne passe sans que personne ne me donne des nouvelles de mon travail. J’ai pensé en voyant la voiture du facteur s’arrêter devant la maison que j’aurais reçu un courrier de refus. De Gallimard ou de Grasset. Mais non, même pas : une invitation pour une assurance obsèques, en cas de décès d’un de mes proches. J’ai déchiré la lettre, conscient qu’Éric avait reçu exactement la même, que je devrais mettre de la même façon à la poubelle, ne pas la lui laisser, pour l’intérêt que cela avait. Je l’ai laissée sur la table pourtant. Il n’y avait pas de refus d’un éditeur, pas davantage par courrier que par mail. Parce qu’en vérité, c’est cela que j’attends : même plus une acceptation, mais au moins un mail de refus. Un mail qui dirait non. Qui dirait : on vous a lu, c’est non. On vous a lu, non, on ne retient pas. On n’aime pas. Ce n’est pas ça que l’on souhaite publier. Non, on ne vous aime pas. Non : votre écriture ne nous intéresse pas. Si elle est intéressante ? On ne peut pas vous le dire, mais on vous souhaite bonne chance chez l’un de nos confrères. C’est ça, dégagez. Allez ailleurs. Ne nous emmerdez plus.
Juste ça.
Juste : ne nous emmerdez plus avec vos états d’âme, Laurent Herrou.
Et, ton Monde Nouveau ?
Non, mon gars, ce n’est pas ça, retravailler. Tu te fous de moi ?
Mais même pas.
Même pas.
Rien.
Tu passes à côté de la vie que tu t’imaginais, tu as les mots de Jean-Christophe en boucle aux oreilles : il va te falloir faire preuve d’humilité. C’était ton chemin de vie, d’après lui : il fallait que tu apprennes à ne pas attendre, à te détacher. Plus tôt, regardant l’annonce de la publication d’un livre et la photo de son auteur, sourire de conquête, abruti, tu te demandais si, vraiment, c’était de cela que tu avais envie.
Vraiment ?
Le feu crépite dans le poêle.
Au moins tu n’auras pas tout raté.
Éric arrive.
Il dit la phrase, la même, exactement : le feu crépite dans le poêle.
Il ajoute : il fait bon.
Il sourit.
Il est heureux de rentrer à la maison.
Journal (14-24 novembre 2022)
Laurent Herrou