« Août. Impatiences. Leitmotivs. Dégoût. Symptômes. Espoirs. Diagnostic. Patience.
Mensonges… Non. Masques.
Désarroi. »
(E.C., 22/09)
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« Si je m’intéresse à mon nombril ce n’est pas parce que c’est le mien
mais parce que nous en avons tous un. »
Alexandra Guillot,
Entretien avec Éric Mangion et Luc Clément.
Le 3 août.
Au matin, tu envoies une application (terme anglais) au Château d’Orquevaux, en Champagne-Ardenne, parce que tu apprends sur Instagram que les demandes sont ouvertes, jusqu’en octobre 2022. Tu postules pour les mois de février et novembre, 2023 et 2024. Tu aimes l’hiver, tu voudrais de la neige et un feu de cheminée.
Hier soir, tu as envoyé Le Monde Nouveau au Diable Vauvert et chez Denoël. Tu sentais en même temps que tu envoyais le manuscrit que tu n’y croyais pas. Tu avais besoin néanmoins, de faire quelque chose : tu sombrais lentement, et Éric t’avait demandé au dîner si tu allais bien. Il construisait une terrasse pour votre maison, pour la grande table ronde que vous aviez achetée à Pâques, pour recevoir sa famille.
Il y a donc une nouvelle attente, qui concerne une résidence pour l’année prochaine ou la suivante. Tu espères également une réponse à propos de ta lettre pour Eva Green — tu l’as ajoutée à ton application, tu as parlé du travail que tu voulais faire avec l’actrice de Penny Dreadful.
Jean et Anabel arrivent le 16 : tu as gagné un jour de liberté, un lundi.
Tu te dis que le 16 août, le mois sera presque terminé. Il ne restera que deux semaines avant que les vacanciers ne rentrent chez eux. Tu essaies de ne pas penser à votre route vers le sud. Tu as le temps de voir venir. Tu n’attends plus Philippe, Gautier ou autre amant fantasmé. Tu sais qu’il y a des possibilités, lorsque tu parviens à aller jusqu’aux Saumonards. Tu as remarqué récemment que les hommes avec lesquels tu as des rapports ressemblent tous à Philippe : qui dit combien Philippe n’est pas unique. Combien il ne servait à rien de l’attendre comme le messie. Non. Tu n’attends plus personne.
Tu calmes ta respiration : tu as fait quelque chose de bien, ce matin, pour ton écriture. Tu t’y accroches, tu t’y tiens.
Le 4 août.
Tu envoies Le Monde Nouveau chez Robert-Laffont et chez Albin-Michel, pour leurs collections de l’imaginaire. Tu t’obliges à écrire un résumé du texte, qui te permet de le cerner mieux. Tu en parcours les pages en essayant de voir le bon côté des choses.
Tu penses à Adam Keith qui t’avait prédit qu’un livre écrit cette année rencontrerait le succès, et toi la notoriété attendue, l’année prochaine. Tu lui en dédicaceras un exemplaire si c’est le cas.
Le 5 août.
Tu tousses, glaires, tu te dis que le mot « glaires » ne peut pas apparaître dans le projet d’Emmanuelle, tu te dis que sucer une bite jusqu’à son éjaculation au fond de ta gorge, et combien tu t’en régales, a droit de résidence, mais le mot « glaires », non : tu le trouves dégueulasse. Savoir que tu te racles la gorge du matin au soir depuis quelques jours et que c’est accompagné, de plus en plus, de « matière », te dégoûte. Ça te dégoûte d’en parler, de l’écrire, tu serais tenté d’effacer l’entrée simplement pour ne pas te lire en plus de t’entendre. C’est continu, systématique, c’est non-stop, cela obscurcit tes pensées, tes désirs, tu ne parles même pas de ton écriture qui ne comprend même plus de quoi elle parle, elle, et dans ces cas-là, tout se réveille : l’œil te gratte, un cheveu qui vient flirter avec la rétine ou la paupière, le mollet te démange, un insecte qui y grimpe forcément — tu regardes, il n’y a rien —, la joue, pareil, le pied, l’orteil… ? Non ça va, la douleur est là, lancinante, mais elle est supportable.
Voilà : ainsi l’entrée entière te dégoûte, et tu pourras l’abandonner sans problème quand Éric klaxonnera pour t’emmener récupérer la voiture chez le garagiste, après quoi tu iras acheter à manger au Carrefour, et tu continueras à gratter ta gorge jusqu’à la fin des temps.
Le 9 août.
Tu ne sais pas : ce qui va prendre la relève. Après le pied, après l’orteil, la gorge, l’oreille, après la dépression, la chaleur, tu te penches sur ton lave-vaisselle que tu vides en écoutant les dix-neuf minutes de message d’Alexandra — et tu ouvres de grands yeux devant le temps enregistré, tu te dis : il est huit heures trente, j’aurais fini d’écouter à neuf heures moins dix — et la décharge vrille dans tes lombaires. Tu te redresses en haletant, tu te bloques contre le mur, tu penses : non non non. Vous allez à Ré en fin d’après-midi, dîner avec Emily et Angélique, ce n’est pas possible de te faire encore mal. Ce matin au réveil, tu as senti que les oreilles étaient douloureuses, tu as pensé au reflux qui contaminait la gorge, et à partir de la gorge, les conduits enflammés, après quoi tu as pensé aux queues sucées ce dimanche.
Tu as envoyé Le Monde Nouveau à Robert-Laffont et chez Albin-Michel, tu n’as aucune nouvelle de Meulemans, tu te dis que les éditeurs se foutent de toi, que tu n’existes pas, tu te punis encore, encore.
Tu masses les lombaires, puis tu fais une bouillotte, que tu places contre tes reins dans le fauteuil du bureau. Tu renonces au lave-vaisselle, même à faire ton lit. Tu te dis qu’il faudrait fermer les fenêtres à présent, tirer les rideaux alors que le soleil frappe ton épaule, que la vague de chaleur revient. Les grandes marées commencent dans quatre jours : orages, pluies, chute de la température de dix degrés.
Il pleuvra sur les concerts d’Éric.
Toi, tu ne vis que pour ça : la fin de l’été.
Le 11 août.
Tu essaies de ne penser à rien. Parce que ça ne sert à rien de penser, véritablement, dans les circonstances actuelles : canicule, le mot te fait penser à un chien depuis le départ, tu te demandes quelle en est l’origine. En effet, cela veut dire : petite chienne. C’est également l’autre nom d’une étoile, Sirius, dont l’influence était supposée se manifester pendant les périodes de fortes chaleurs.
Tu apprends quelque chose au sein d’une journée inutile — une de plus.
Tu as regardé le calendrier un peu plus tôt : vous arrivez au week-end du 15 août, qui annonce les grandes marées, à partir desquelles la température devrait baisser de dix degrés. Tu utilises le conditionnel parce qu’on te la fait depuis deux mois, jour après jour, avec des changements de prévision météorologiques — « météoro-illogiques » pour le coup. Ça te fait penser à Marc Tournebœuf que tu as découvert sur Instagram (comme quoi le réseau sert à quelque chose parfois) et qui manie les mots avec dextérité et un humour corrosif, extraordinaire.
Tu te demandes pourquoi tu écris le journal certains jours : il suit tes pensées, saute (lui) du coq à l’âne. Tu ne sautes pas toi, non : tu suces dans les dunes quand la chaleur baisse, après quoi tu t’enterres dans ta maison, rideaux tirés. Tu voudrais baiser, tu en partages le fantasme avec des gars que tu connais et d’autres qui ne sont que virtuels, tu durcis, te branles, mouilles, t’arrêtes, tu ne jouis pas, ça ne te satisfait pas. Tu attends quelque chose, qui ne vient jamais. Tu attends l’automne pour d’éventuels voyages vers Paris, Strasbourg, Tours, Lyon, ailleurs, où les hommes te désirent davantage qu’Éric te désire. Éric lui t’aime plus qu’eux. Finalement, c’est gagnant gagnant, comme dirait l’autre.
Tu craques, face à tes propres mots.
Tu vas confier Le Monde Nouveau à un réalisateur, que tu as rencontré hier sur le marché de Domino, qui travaille pour France 2, a fait deux longs métrages déjà, cherche de la matière pour créer. Tu cherches à freiner ton enthousiasme : tu sais que parfois, les rencontres ne mènent à rien, mais parfois, si. Tu penses à Adam Keith — ses mots te hantent finalement — parce que tu voudrais rencontrer le succès avec Le Monde Nouveau (plutôt : un succès, indéfini). Josyane Savigneau t’a demandé où se trouvait la cabane Oléron, Juste en Face de New-York : tu lui avais envoyé l’annonce de la prochaine exposition, avec les lectures du livre d’Alexandra Guillot, La vie avariée. Elle t’a remercié quand tu lui as répondu, a prévu de passer — tu ne sais pas quand, si elle parle de la présentation, ou de venir écouter un chapitre, un jour. Tu la rencontreras peut-être, enfin. Tu te demandes ce qu’il faut attendre, et de qui. Tu as vérifié dans tes envois, tu oublies que tu as envoyé Le Monde Nouveau au Diable Vauvert et à Denoël. Il y a donc quatre éditeurs qui ont le texte en mains, en plus de Meulemans. Anne-Laure a promis de t’aider, transmettre le texte à deux de ses amis, tu en as oublié la spécificité mais tu te dis que c’est toujours bien, d’avoir un lien. Sylvie Loignon, à propos de Mythologies, t’a demandé si tu avais essayé Actes-Sud et tu lui as répondu qu’il fallait imprimer le texte, et que pour cette raison-là, tu ne l’avais pas encore fait. Vous avez une imprimante ici, à la maison : tu pourrais t’en occuper, sans attendre une éventuelle reliure chez un imprimeur qui te coûtera de l’argent. Ce pourrait être le truc à faire : imprimer Mythologies, et une lettre de présentation, après quoi tu posterais le courrier dans la matinée, demain. En allant à Saint-Denis, faire des essais sur les lectures que tu as copiées sur une clé USB. Il te faut acheter des épingles aussi, pour la partie du texte d’Alexandra que tu afficheras au « Mur ».
Tu fais des choses, de ces journées inutiles : ce que tu ne parviens pas à faire, c’est le ménage, pour préparer l’arrivée de tes amis, et samedi, la nuit de ta belle-sœur et de son mec. Ça te prendrait dix minutes de faire le lit et de préparer la pièce. Ça te prendrait dix minutes à chaque fois, de nettoyer pièce après pièce, de faire avancer le truc au lieu de te lamenter de l’état de la maison. Éric a construit une terrasse, pour la table de douze personnes, puis une seconde avec une douche de jardin, à l’opposé. Toi, tu fais des frites délicieuses et des courses efficaces (avec sa carte bleue).
Vous vous complétez.
Il t’embrasse dès que tu es dans ses bras, ses lèvres sur ton épaule ou ton front.
Il t’aime sans se poser les mille questions que tu te poses, toi. Parfois il bande et tu le suces, parfois tu ris quand tu le suces et qu’il bâille, et il rit à la suite de ta surprise, de ta manière de décrire cette situation peu flatteuse pour tes talents buccaux.
Tu vas relire la page du jour, tu penses qu’elle est meilleure que tu ne l’envisageais de prime abord. Emmanuelle de son côté lit ton journal de juillet, et vous avez prévu d’en parler ensuite, aujourd’hui ou demain.
Le 14 août.
Ce dont tu rêves, alors que la mouille trempe le tissu du short, que la tache s’agrandit sur l’entrejambe — tu penses qu’il y a des gens chez toi, pour le moment à la plage mais qui vont en revenir, tu penses qu’il faudrait sécher la tache, calmer tout cela. Ce dont tu rêves s’ancre à la base du ventre, se dresse en colonne dure, veinée, se termine par une tête large (tu l’aimes ainsi, généreuse), se répand sur tes lèvres, ta barbe, ton torse ou noie tes intestins. Ce dont tu rêves s’offre en photo que t’envoient les hommes que tu sollicites, parfois te surprennent — tu ne les attendais pas. Parfois ils s’emballent, ils sont prêts — ainsi, celui-là qui t’invite à Lille devant son temple du phallus.
Il t’écrit.
Tu bandes, tu mouilles davantage.
Ce dont tu rêves, c’est cela : ce n’est pas pour maintenant. La plage te laisse indifférent à nouveau, à raison : les températures ont enfin chuté et vous n’avez que peu de nouvelles de Gautier. Il y aura Nice ensuite. Tu sais que le plaisir n’arrivera pas avant l’automne. Tu tiens bon.
Ce dont tu rêves non, n’arrivera pas tout de suite : il faut penser autrement.
L’exposition d’Alexandra : tu mets en place. Josyane Savigneau s’y présentera peut-être. Elle en sera le seul visiteur, tu en es conscient. Si elle vient. Tu le fais pour la gloire, tu sais ce dont tu es capable, et pourquoi tu fais ce travail-là.
Le Monde Nouveau : Albin-Michel refuse en moins de dix jours, qui dit qu’Albin-Michel lit, vite, et le refus émane d’un « GD » (tu penses à Guillaume Dustan) dont tu ne sais rien de plus que ses initiales. Meulemans répond à ton dernier message qu’il s’est engagé à tout lire, qu’il te donnera une réponse : il n’y a pas de délai, tu t’en satisfais.
Tu rêves que l’on te met une balle dans la tête. Tu es conscient du geste, il sera répété, régulièrement, au long du rêve : tu dois dans le rêve prendre cette balle dans la tête, à la base de la nuque, de manière continue, pour que quelque chose ait une chance de survenir. Tu ne sais pas de quoi on parle, dans le rêve, sinon que te tuer est une nécessité. Tu acceptes, tu ne te révoltes pas. Tu penses à Westworld. Mourir, et puis revenir, et mourir exactement de la même façon. Tes doigts filent sur le piano lorsque tu joues le générique de la série, de mieux en mieux. Dans le rêve, le tueur te rate, tu ne meurs pas, tu souffres : il t’apprend qu’il n’a pas le droit de tirer une deuxième fois. Il t’apprend qu’il te faudra mourir, et souffrir ce coup-ci, loin de la balle dans la nuque qui ne laisse aucun doute quant au résultat. Tu demandes s’il ne peut pas faire un effort, mais non, et tu te plies en deux. Tu es touché aux intestins et tu sais que cela prend du temps, pour mourir depuis le ventre : tu en baves. Tu espères dans tes souffrances qu’au prochain coup, il se montrera plus professionnel. C’est ton seul souci alors que la mort te traîne lentement vers son rivage, en t’écorchant à chaque pas.
Emmanuelle t’a lu : elle a dégagé la notion de « pleine lune » du mois de juillet, elle n’a pas tort. Tu as dit en miroir que tu gardais l’idée du « parallèle » (le mot se répétait dans le texte). Elle parlait de « déception » aussi. Vous n’avez pas encore choisi. Tu as hâte : de sa photo, du mot que vous définirez à partir de là, ensemble. « Tableau », le mois précédent, c’était ensemble aussi. Tu te demandes quel modus operandi il te faut prendre pour juillet.
Tu attends.
Sexe et mots.
Éditeurs.
Intérêt.
Plaisir.
Reconnaissance.
Tu attends.
Le 15 août.
Tu transpires. Tu sens que c’est un trop-plein, un ras-le-bol. Dont tu n’as pas le droit de parler, que tu n’as pas le droit d’exprimer. Tu as beau aimer les gens, vraiment — tes amis, la famille d’Éric. Tu as beau les inviter, aimer qu’ils dînent chez toi. Tu voudrais que tes journées soient entièrement à toi. Tu voudrais que ce soit sans toi, peut-être, mais c’est plus fort que toi : tu te lèves, tu t’habilles en vitesse, tu sais que pour acheter du vin, du fromage, ce qui manque à la maison, il te faut partir tôt. Sans quoi il y aura du monde, dans le magasin. Sans quoi, ce sera trop tard, et il te faudra non seulement t’occuper des courses, mais faire la conversation. Et tu ne peux pas, ne sais pas peut-être ou simplement n’as pas envie : de faire deux choses à la fois.
Tu pars donc, seul.
Éric dit : tu veux que je vienne… ?
Tu secoues la tête.
Éric dit à ton retour en t’embrassant : alors, c’était bien le marché ?
Tu l’embrasses du bout des lèvres.
Tu n’as pas le temps : de te doucher, de nettoyer la maison, d’aller aux toilettes même. Tout se bloque en toi, dans ces cas-là, parce que c’est non-stop. Éric, parlant de son concert, te dit que si tu dois monter sur scène et l’accompagner à la musique, tu sais le faire, non ? Tu l’as déjà fait. Oui. Oui, et tu devras le faire le vendredi déjà, au Château d’Oléron. Mais le concert du jeudi, le festival Iota, le truc techno, la scène justement, non, non : toi tu te disais limite que tu n’y viendrais pas, et en même temps tu avais envie de voir Éric, avec Vitto au mixage. Mais Vitto ne donne pas de nouvelles, aussi tu le vois gros comme une maison, qu’il va te falloir monter sur scène et appuyer sur un bouton pour lancer des chansons devant une console gigantesque.
Il y a un soundcheck le jeudi à quatorze heures.
Éric dit : ça fait longtemps que l’on n’est pas allé à la plage.
Tu souris.
Tu penses que ce n’est pas possible, entre les visites, les invitations, les obligations, son travail et le tien, et la fatigue qui vous terrasse. Tu te dis qu’une fois l’été fini, vous prenez la route pour les soixante ans de Gérard à Antibes et pour voir tes parents à Nice. Tu te dis qu’avec ta chance, il y aura une nouvelle vague de chaleur à ce moment-là.
Tu dis au dîner : à l’automne, moi je vais partir.
Vous n’êtes que tous les deux, tu as cuisine vos pâtes préférées, norcina, vous terminez une bouteille de rouge, vous parlez sexe un peu, Éric dit que rien ne lui manque et que s’il ne te désire pas précisément, il ne regarde pas les autres en bavant. Non. Le sexe, il dit, a glissé ailleurs. Je suis tellement bien, il ajoute, que je n’y pense pas. Il se fiche que tu en aies envie toi, je veux dire : il ne voit pas d’inconvénient à ce que tu te fasses prendre par d’autres gars, que tu fantasmes sur d’autres queues.
Il t’aime, te le dit encore et encore.
Albin-Michel a refusé Le Monde Nouveau.
Annika Parance a accusé réception de Jamais, alors que tu avais envoyé deux manuscrits dans le même mail.
Tu ne sais pas ce qu’il faut attendre ou espérer.
Tu te dis qu’il faudrait aller aux toilettes, maintenant, avant que les gens n’arrivent.
Le 17 août.
Tu essaies.
Tu te raisonnes, tu te convaincs.
En vérité, tu n’y arrives pas.
Tu fais semblant.
Le 18 août.
Tu n’es pas sûr du mois d’août. Côté projet avec Emmanuelle. Il te semble que tu n’y as rien dit. Il te semble que tu t’es plaint, que tu étais malheureux : de la chaleur, de l’absence de sexe, du désir de sexe, de la présence des amis, du silence éditorial, de l’attente, et du corps et de ses maladies imaginaires. Non. Tu as pensé vaguement qu’août pourrait se limiter à l’entrée du 17. Essayer, se raisonner, ne pas se convaincre. Ne pas y arriver, faire semblant. Il y a quelque chose de radical, et de totalement assumé dans ces cinq propositions. Elles te résument en quelque sorte.
Éric répète le spectacle (balance, soundcheck).
Demain, tu seras derrière l’ordinateur, à passer les morceaux.
Samedi, Jean et Anabel reprennent le bateau à quatorze heures et tu as beau les aimer franchement, ce n’est pas possible en ce moment. Tu fais semblant, oui. Les moments avec eux. Tu joues la comédie. Qui ne dit pas que les choses dites et entendues ne sont pas sincères, simplement que pour arriver à dire et écouter ces choses-là, il te faut porter un masque. Jacqueline Genou n’est pas la seule à se déguiser pour pouvoir exister. Tu assures au quotidien, mais tu t’effondres dès que le temps t’est donné. Dans les trajets entre Saint-Denis (l’expo d’Alexandra) et Domino. Dans les moments (il y en a) de solitude. En ce moment, par exemple : Éric aux Prés Valet, les autres partis à la plages (aux Saumonards où tu ne peux pas te rendre avec eux, non, ce n’est pas possible, tu le dis à Gautier qui s’y trouve : tu sais ce que tu attends des Saumonards, et ce n’est pas te baigner nu avec des amis).
Tu souffles.
Éric est tendu — le spectacle de ce soir, un enjeu, celui de demain moins, il cible sur ce soir, il espère une ovation publique, on s’engueule devant Jean et Anabel, on s’embrasse quelques minutes plus tard.
Tu es tendu — les jeux, la queue, le sperme, la variole du singe en nouveau spectre après le sida de tes jeunes années d’homosexuel.
Tu attends des nouvelles qui ne viennent pas : Olivier et Raphaëlle t’ont parlé d’une femme, qui était passée voir l’expo, qui en parlait bien aux amis qui l’accompagnaient, aux passants aussi, tu t’es dit que c’était Josyane Savigneau, en décalage avec la diffusion du texte, chaque jour à quinze heures. Raphaëlle disait qu’elle repasserait, tu as attendu jusqu’à seize heures hier, mais rien, tu t’es dit ensuite qu’il fallait la laisser faire : si Josyane Savigneau a envie de parler de toi, elle le fera, te le dira. Sinon : ne pas forcer, compliments ou jugements négatifs. Ne rien attendre, ce serait une bonne façon de résumer.
Je suis fatigué de cet été qui n’en finit pas.
Le 22 août.
Chaque jour, tu attends l’appel, le mail ou le message qui fera changer ta vie. Sexuellement, tu n’as pas attendu aujourd’hui : tu aurais pu. Tu avais pensé à l’automne, tu te disais devant le ciel gris et la pluie que l’automne te renverrait bientôt au nord, que ce soit à Paris, à Lille ou à Strasbourg, jusqu’à Bruxelles. Il y avait de quoi faire de toute manière, tu savais que tu étais attendu, par des hommes, des amants, des photographes, des contacts virtuels, tu avais l’embarras du choix soudain après ne l’avoir eu que très peu quand tu vivais à Nice avec Jean-Pierre et que tu te branlais par caméra interposée. Quelque chose avait changé, qui concernait ta vie avec Éric, qui te concernait toi, et ton rapport au plaisir : tu avais le droit, enfin.
Tu t’étais cogné à nouveau l’orteil blessé sur la plaque du marbre qui demeurait sur la terrasse de votre maison, tu avais étouffé ton grognement de douleur dans le linge sale que tu apportais à la buanderie, tu avais voulu pleurer presque : était-ce possible de te faire mal, encore, à ce même endroit ? Sous la douche tu t’étais dit que tu t’étais blessé l’orteil alors que Marsan était là, qu’il y avait un lien entre cette fracture et ton manuscrit, c’était gros comme une maison. Tu te disais qu’il faudrait peut-être, appeler Marsan, lui raconter, pour essayer de rattraper le truc, l’invalider. Il y avait quelque chose de cet ordre-là : tu t’étais puni après que Marsan avait critiqué Le Monde Nouveau, et tu ne t’en remettais pas, physiquement parlant. Tu continuais à te blesser à ce même endroit, c’était presque risible tellement c’était facile à interpréter : Marsan avait cassé quelque chose chez toi, alors même que tu en étais au tout début de l’histoire, et tu ne parvenais pas à le réparer. Tu te demandais si une réponse positive changerait la donne, et cicatriserait ton ossature fragilisée, mais le fait était que tu ne croyais pas en la réponse positive malgré quelques envois, et par conséquent, tu ne guérissais pas. Il fallait possiblement appeler Marsan, lui demander de t’exorciser, possiblement qu’il saurait le faire, lui : après tout, il t’avait lu le premier, il savait que tu étais une sorcière. Et que comme toute sorcière, le mal que l’on se fait à soi-même n’est —
Non.
Des mots, inutiles : tu t’y complais.
Laisse tomber.
Tu attends appel, mail ou message qui ne vient pas, c’est à peu près tout ce qu’il y avait à dire aujourd’hui, et que tu te fais du mal au quotidien, aussi.
Le 23 août.
Tu as pris une décision. Deux, en vérité — l’une découlant de l’autre d’une certaine manière même si l’ordre n’en serait pas juste. Qu’importe. D’abord, sur le plan chronologique, tu as décidé de ne pas envoyer Mythologies chez Actes-Sud, ne pas imprimer ton texte, ne pas perdre du temps, de l’énergie, de l’argent et de l’espoir à écrire à Claire David. Tu lui as écrit une lettre, datée d’il y a une semaine, puis tu as attendu, tu ne savais pas trop quoi : tu étais fatigué par ta semaine, l’exposition d’Alexandra Guillot dont il fallait s’occuper, les deux concerts d’Éric, Anabel et Jean à la maison, et ton dernier filleul en date, que tu rencontrais pour la première fois, Marcel, plein de l’énergie de l’enfance. Tu avais envie de dépasser la semaine, et possiblement que c’est pour cette raison que le texte est resté dans ton ordinateur, en attente d’impression. Tu regardais parfois la lettre à Claire David, tu te faisais la réflexion que tu n’y croyais pas. Tu as finalement pris la décision dans la journée du lundi, hier, après un week-end pluvieux où vous êtes restés dans la maison, toi à rêver de l’hiver prochain.
Tu n’as pas encore effacé la lettre, plutôt : tu vas la garder pour te rappeler que tu ne souhaites plus envoyer de manuscrit, en aveugle. C’était ce que tu avais dit à Marsan, tu t’en souviens : tu ne lui demandais pas de te publier, mais de t’orienter vers un éditeur potentiel qui te lirait véritablement. Il avait demandé de lire lui-même, et cela t’avait flatté. Mais ce n’était pas suffisant : ses critiques, tu pouvais les entendre. Tu avais demandé néanmoins s’il pensait que quelqu’un d’autre pourrait être intéressé en l’état, si quelqu’un d’autre pourrait ne pas partager son opinion sur la structure de ton récit, et il avait opiné.
La seconde décision que tu as prise, et à laquelle tu te tiens encore, était de laisser ton téléphone loin de toi : ne plus le poser à tes côtés lorsque tu accomplissais une tâche, ne plus t’y précipiter sans cesse pour vérifier les réseaux sociaux ou les mails, ne plus attendre qu’il sonne ou qu’un message t’y surprenne (WhatsApp ou Messenger — les SMS, tu les reçois également sur l’ordinateur, comme les mails : en somme tu coupes la poire en deux en t’asseyant devant ton ordinateur, mais c’est également là que se passe ton travail, tu n’as pas le choix, et ceci te permet cela). Juste avant le dîner tu as déposé ton portable dans le salon, et tu ne l’as plus touché de la soirée : vous avez mangé, puis vous êtes allé vous allonger et vous avez regardé le dernier film de Verhoeven, avec Virginie Efira, que vous avez aimé et pas, en même temps, devant lequel vous étiez passifs, Éric s’endormant ponctuellement. Le portable n’était pas sur ta table de nuit, c’était Éric qui se chargeait du réveil. Tu as mal dormi de fait, pas à cause de l’absence du téléphone mais à cause des rêves : tu avais une boule au niveau de l’aine, bleuie, tu savais que c’était une réminiscence de la contagion de la peste dans Benedetta, mais dans ton rêve, c’était de cancer qu’il s’agissait. Tu avais cherché le sommeil la tête au pied du lit, comme cela t’arrivait à Nice lors des nuits de canicule : il te semblait que tu avais chaud, de la fièvre. Il te semblait que tu ne pouvais pas dormir. Tu t’étais levé vers une heure trente en pensant qu’il en était trois ou quatre de plus. Tu avais été désolé de découvrir l’heure. Tu avais fermé les yeux, tu avais replongé dans les cauchemars. Au réveil, tu étais épuisé, mais tu étais aussi fier de toi : tu avais bu ton café sans te saisir de ton téléphone, avec la lucidité de savoir que tu pouvais imaginer ainsi qu’il te réserverait des surprises. Qu’en somme tu serais récompensé de ton abstinence : mais non. Après le départ d’Éric — ou peut-être pendant qu’il se préparait, tu ne sais plus — tu l’avais consulté pour n’y découvrir que le flux habituel : commentaires sur Instagram et publicités dans les mails. Tu l’avais reposé sur la tablette dans le salon, en te disant que tu avais eu ton « moment téléphone », que le suivant serait plus tard.
Tu avais rangé la cuisine, puis changé les draps — en tout cas : fait tourner une machine avec vos draps actuels, mais tu avais oublié une taie d’oreiller dans la chambre, aussi te faudrait-il changer la parure pour la nuit prochaine. Tu avais plié le linge de la veille, tu avais jeté le compost, la veille tu avais nettoyé la poubelle verte dans laquelle tu avais jeté des crabes, et elle grouillait de petits vers blancs dégueulasses : tu avais pris sur toi, ce n’était pas à Éric de tout faire, une fois encore. Tu avais tiré le jet d’eau jusque par-dessus la barrière et tu avais nettoyé la poubelle que les employés de la voirie avaient vidée pendant la nuit (les pauvres, pensais-tu). Les vers étaient morts, privés de nourriture. Tu avais arrosé copieusement, il n’en restait plus un lorsque tu avais remis la poubelle en place et tu étais fier de toi.
Il t’était apparu alors une première fois à l’esprit que tu ne faisais pas grand-chose dans la maison (les courses, le ménage, la cuisine, certes, mais véritablement t’impliquer dans la maison… ?). Tu avais prévu de ranger les sacs qui traînaient, de trier les affaires dans les placards, de te débarrasser de ce qui ne servait à rien. De classer ta bibliothèque, de jeter les papiers qui s’y entassaient, et les souvenirs inutiles. Tu voulais être chez toi, actif, tu voulais que ta maison te serve autant que tu la servais. Tu avais travaillé le piano d’abord, et puis tu avais passé l’aspirateur dans le petit studio attenant, où l’instrument de musique trônait. Tu t’étais rappelé que le piano était l’une des choses que tu avais faites pour toi seul, et que tu y réussissais des exploits — tu te surprenais en tout cas. Cela t’avait fait du bien de t’en souvenir. Tu avais probablement pris conscience de l’invasion de ton portable dans ta vie à ce moment-là, en dessinant une image de toi constamment devant ton téléphone, à pianoter en vain. Tu t’étais dit que cela suffisait, que tu n’avais pas à attendre, tout le temps, le bon vouloir des autres. Et probablement que c’est là que l’annulation de l’envoi vers Claire David avait été le plus clair, même si tu y avais pensé auparavant : ta seconde décision confirmait la première.
Éric avait dit au dîner : ils savent te trouver s’ils le souhaitent…
C’était ça, exactement.
Pour moi, c’était quasiment terminé, la recherche d’éditeurs : j’avais publié vingt livres, j’avais été lu, reconnu, entendu, je n’avais pas percé médiatiquement, mais il y avait eu Arnaud Genon, Isabelle Grell, Sylvie Loignon et l’ENS. On savait qui j’étais.
Je.
On sait qui je suis. Ce que je suis.
Je suis un écrivain.
Ce n’est plus à toi de t’en convaincre. Tu as travaillé plus de vingt ans à cela. C’est à eux à présent de faire le boulot.
Le 28 août.
Tu n’as pas revu Gautier.
Quand vous vous êtes décidés à quitter la plage, Éric et toi, il y avait des gars qui te plaisaient davantage que ceux du début, mais tu n’avais plus envie de courir dans les dunes, à la recherche de quelqu’un à qui tu plairais autant que lui te plaisait. Tu n’avais pas joui, et en réalité tu n’en avais plus très envie. Éric avait dit quelque chose comme : tu pourrais me prendre au retour à la maison, mais tu n’étais pas certain que ce soit un véritable désir, aussi tu n’avais pas fait de commentaires. Vous aviez déjeuné sur le sable, un pique-nique mérité après la visite de Pauline et Bernard, et votre intervention réussie autour de Public Averti la veille. Tu avais vécu leur présence assez sereinement (peut-être parce que c’était la dernière visite de la saison) et tu étais heureux de les voir partir ce matin : vous étiez rendus à la maison, l’été se terminait, ça t’allait. Certes il y aurait le voyage à Nice en fin de semaine, mais tu allais bénéficier d’un appartement à la Libération et c’était un quartier que tu aimais davantage que le centre-ville. Tu avais vérifié les températures qui oscillaient entre vingt-quatre et vingt-sept, et semblaient se stabiliser sur la valeur basse, tu croisais les doigts. Tu te disais qu’à la suite de Nice, vous reviendriez sur Oléron où tu serais heureux (et seul) chez toi en attente impatiente de l’automne, et que tu quitterais certainement à nouveau pour aller à Paris, ou ailleurs (tu ne voulais pas trop prévoir pour ne pas être déçu).
Tu avais écrit à Gilles Dumay, « GD », chez Albin-Michel, pour demander un avis sur sa lecture du Monde Nouveau, malgré son refus, en comprenant très bien qu’il ne te le donne pas : cela t’avait fait du bien de dire les choses, ce que tu ressentais. Stéphane Marsan t’avait laissé un message la veille, tu espérais qu’il concernerait ton manuscrit, mais c’était au sujet de tes passages à Paris, pendant lesquels il espérait être là et te voir — et Francine aussi, qui parlait derrière lui. Tu les avais remerciés, tu les préviendrais.
Tu avais regardé les posts des gens qui recevaient le Fous d’Hervé d’Arnaud Genon, les uns après les autres, ton exemplaire à toi n’était pas encore arrivé. Mathieu Simonet avait oublié de te citer dans la liste des auteurs participants, et tu avais trouvé cela étrange — tu pensais aux actes manqués. Tu n’avais pas fait de commentaires, tu t’étais contenté de « liker » son post, en attendant de recevoir enfin le livre. Tu ne devais rien en attendre véritablement : tu te trouvais au cœur d’une liste d’auteurs dont on parlerait et tu te doutais que, à l’image de Mathieu Simonet, on ne te mentionnerait probablement pas.
Tu n’es pas connu.
Tu te fais une raison.
Éric t’a embrassé dans l’eau en te félicitant pour la soirée Public Averti. Il parlait de succès littéraire. Tu as souri : ce n’était pas exactement ça mais, te reprenait-il, le public était de qualité et il vous écoutait, Pauline et toi. Tu avais accepté le compliment finalement : ça ne faisait pas de mal.
Journal (3-28 août 2022)
Laurent Herrou
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