« Mon idée comme dispositif cette fois, ce serait que l’on interagisse par message interposés sur une plateforme que l’on choisirait au départ : je lis le journal, et de temps en temps je te pose une question par écrit, et tu y réponds, par écrit — et l’on pourrait ainsi en faire quelques captures d’écran pour Échos numéro 3 — afin de trouver le mot qui définirait le mois, et que je puisse faire la photographie. »
(E.C., 04.22)
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« We tell each other lies, sometimes, we try
To make it feel like we might be right »
Billie Eilish,
Everybody Dies.
Le 3 mars.
Vous êtes revenus de La Rochelle avec la crève. Toi tu te remettais de la semaine avec Alexandra, tu avais envie de rester à la maison, où tu t’étais branlé et tu avais écrit, comme à ta bonne habitude — l’ordre n’est pas important. Le dimanche, vous étiez allés jusqu’à La Brée où vous aviez bu un coup, puis deux, puis quatre avec un gars de Domino qui travaillait dans la déco pour le cinéma et la télévision. Vous aviez fait l’amour, peut-être aussi — Éric et toi, pas avec le gars.
Le samedi, tu avais mis en ligne la présentation du projet avec Emmanuelle, et le dimanche, vous mettiez en page avec Pauline la première entrée, celle de janvier, pour la poster le dernier jour de février, le lundi. Tu avais relu ton journal, mais il y avait des choses qui ne te plaisaient pas et tu en avais allégé le texte — notamment les phrases au « je » qui sonnaient faux. La photographie d’Emmanuelle, qui représentait tes cheveux et des arbres, les deux entremêlés, t’avait immédiatement plu : elle était à la fois mystérieuse et effrayante, froide et fascinante. Vous aviez baptisé l’entrée « creep » parce que c’était le mot qu’Emmanuelle avait choisi à partir des extraits de ton journal.
Aujourd’hui, vous vous êtes interrogés, Emmanuelle et toi, à savoir s’il fallait expliquer comment vous fonctionniez, et tu as répondu que le journal reviendrait probablement dessus, comme si c’était une volonté à part, indépendante de la tienne — et c’est le cas. Vous projetiez également de filmer et d’enregistrer vos conversations pour peut-être donner au spectateur des éléments de compréhension de votre relation artistique : non pas que ce soit obligatoire de tout comprendre, plutôt que cela vous semblait important que l’on saisisse les enjeux d’un projet. À toute fin utile.
Tu mouches donc, depuis deux jours, depuis mercredi : Éric était crevé lui aussi. Le lendemain, il était incapable d’aller bosser tandis que tu t’évertuais à faire des choses dans la maison, sans l’énergie nécessaire pour les accomplir, et tu t’étais mis au lit après le dîner, et avais dormi près de douze heures (entrecoupées de cauchemars). Tu t’étais dit au réveil que c’était fini, probablement la suite de la grippe d’Éric et rien d’autre, mais dans la matinée tu avais à nouveau de la fièvre et des douleurs musculaires inédites, et tu savais au fond de toi que tu avais attrapé le truc, et qu’il te faudrait quelques jours pour t’en débarrasser. Tu t’en fichais par rapport aux autres — vous ne verriez personne véritablement dans les prochains jours — mais c’était par rapport au travail à faire que cela t’handicapait : les lectures étaient impossibles. La grippe n’aidait pas : ni face à ton écran, ni face au piano. La grippe n’aidait rien : en désespoir de cause, tu avais ouvert une bouteille de vin rouge à midi que tu avais entamée avec un morceau de pecorino avant qu’Éric ne rentre déjeuner. Il avait été surpris de te voir aviné, avant le repas — tu souriais, tu avais dit : quitte à aller mal, autant y aller jusqu’au bout. Tu avais fait un Skype avec Emmanuelle également, qui se remettait difficilement de son Covid à elle. Puis tu avais parlé avec Pauline de la réception plus que modeste de votre première entrée sur le site de Public Averti et elle t’avait répondu que la guerre entre la Russie et l’Ukraine prenait toute la place — tu n’y avais pas pensé. Quelqu’un avait écrit sur Instagram que par humilité et par décence pour le contexte politique, il arrêtait les publications sur le réseau social, mais il continuait en disant que la vie ne devait en aucun cas s’arrêter, donc qu’il y reviendrait très bientôt : tu dirais plus tard à ton ami Jean que l’humanité ne servait à rien, surtout pas à aider l’autre. Et que la seule fois où il t’avait semblé qu’il y avait eu une chance était lors du premier confinement, quand la planète s’était mise à l’arrêt face à l’épidémie, chance qui n’avait pas été transformée et le « monde d’après » n’avait jamais vu le jour.
Toi tu as commencé à écrire Le Monde Nouveau.
Le 7 mars.
Tu tousses encore, c’est chargé et tu sens que ce sont les bronches qui sont attaquées. Tu envoies un message à Joe même si tu subodores que la maladie se traitera par elle-même, quelles que soient les douleurs qui t’envahissent (notamment entre la gorge et l’oreille, côté droit). Tu vérifies sur Internet que tu fais les bonnes choses, paracétamol plutôt que l’ibuprofène, et tu prends du doliprane, et tu ne sais plus trop lequel est quoi, sinon que l’ibuprofène est un anti-inflammatoire qui est déconseillé en période de grippe pour d’éventuels effets secondaires liés à la respiration. Mais. Tu respires bien, ton nez n’est presque plus pris. Reste la gorge, l’oreille, reste la fatigue qui t’est tombée dessus.
Tu penses à Bruxelles : vous y partiriez le 17, Éric y chantera le 21. Tu te poses la question d’y rester sans lui, de redescendre seul avec la bagnole, tu te dis que tu serais capable de le faire même si la route est longue, mais c’est encore l’argent qui pose problème : tu n’en as pas. Tu demanderais donc à Éric de te faire des virements, et tu trouves que c’est déplacé pour pouvoir simplement te faire sauter. Et même s’il t’a dit que ça ne le gênerait pas de te payer le train pour rejoindre éventuellement l’un de tes amants, tu te dis que c’est aussi simple de partir et de revenir avec lui, et tant pis pour tes désirs : de toute manière, dans l’état dans lequel tu te trouves…
Tu n’as pas de nouvelles des éditeurs.
Jean t’envoie un papier de Ptyx qui annonce votre participation de juin à la Semaine au Jardin. Jean-Baptiste aurait le Covid à son tour, coincé au lit. Tu ne sais pas quand vous allez vous mettre à bosser ensemble, tu imagines que vous vous réveillerez quelques semaines avant la représentation, probablement pas avant.
Tu es fatigué.
Tu ne sais pas vraiment de quoi : c’est entre ne pas t’aimer et ne pas baiser, et la littérature vient s’en mêler. Tu as écrit le chapitre 30 il y a quelques jours, tu ne parviens pas à le dépasser même si tu reçois l’aval de tes amis sur les précédents chapitres que tu leur lis. Tu as l’impression d’être un artiste amateur pendant un festival d’artisanat dans un village paumé : on te dit que c’est bien, et tu gonfles comme un coq en pâte, mais jamais une galerie ne s’intéressera à tes croûtes et personne n’est dupe.
En somme tu fais semblant.
Combien de temps continueras-tu encore le manège ?
Le 13 mars.
Tu n’écris pas, pas beaucoup. Tu t’en rends compte parce que tu as eu la visite d’Emmanuelle, hier, que vous avez travaillé en vue de la deuxième entrée de votre projet, que vous mettrez en ligne en fin de mois, et tu t’es fait la réflexion — mentalement — que tu n’avais pas écrit depuis longtemps. Vous avez parlé. Enregistré. Vous avez été surpris, l’un et l’autre ou l’un par l’autre. L’une. L’autre est unisexe, invariable. L’un et l’autre, l’une et l’autre. La langue, difficile, et l’autre, l’inclusion : faire de la place à l’autre, lui ménager une place dans un monde qui ne veut pas d’elle. Ou pas exactement comme il le faudrait.
Ce n’est pas ton combat.
Tu n’es pas sûr — des dernières phrases. Peut-être est-ce comme l’Ukraine et la Russie : ne pas t’engager dans des diatribes dont tu n’auras pas la maîtrise, laisser les sujets sérieux à ceux qui savent les traiter.
Toi ?
Toi tu sais parler des douleurs qui animent ton corps : c’est au niveau de la clavicule droit en ce moment, l’épaule, le cou, la carotide. Tu serais parano, ou hypocondriaque, tu te dirais que ça se bouche, lentement, parce que tu manges mal, trop gras, parce que tu bois trop, que tu ne fais pas de sport. Tu serais parano, tu serais hypocondriaque, tu te dirais que tu mourras bientôt, brutalement. Ça ne t’inquiète pas parce que tu ne te manqueras pas à toi-même — aux autres peut-être un peu, à Éric, beaucoup. Tu ne veux pas avoir mal, tu veux que ça se fasse vite. Tu attends Bruxelles parce que tu y dénuderas ton corps, en sauna, en appartement, en amants, dans un club. Tu vas oublier les douleurs du corps le temps de ces heures perdues entre leurs bras et sur leurs queues. Tu vas oublier que tu n’aimes pas ton corps quand d’autres hommes l’aimeront pour toi, ou aimeront la manière dont ton corps les honore, eux. Tu aimes être homosexuel, dans ces moments-là : du corps, nu, des corps, nus ensemble. Tu aimes cette nudité qui conduit à la jouissance, aux soupirs, aux caresses, à l’abandon des conventions. Tu repenses aux questionnements sus-jacents : le combat féministe ou la politique internationale, mais tout est là. Nu : tu n’es ni homme, ni femme, ni je, ni tu, ni russe, ni ukrainien, tu n’es qu’un corps qui se tend contre un autre, et deux plaisirs en miroir.
Deux, ou plus.
Le plaisir t’attend à Bruxelles, ce plaisir que tu ne sais pas prendre ici : pourquoi es-tu coupable dans le quotidien et ne le serais-tu plus à Bruxelles, à Paris ?
Tu te poses trop de questions auxquelles tu ne réponds jamais.
Ton journal, finalement, ne sert à rien.
Le 15 mars.
Ça s’est calmé, la semaine dernière. Tu avais eu Joe au téléphone, elle trouvait que tu avais une meilleure voix, elle disait : je suis un sacré médecin, je t’ai guéri en deux coups de fil.
Pour le moment : tu t’habilles, tu sors de la douche, l’eau chaude t’a fait du bien.
Pour le moment, tu penses à l’anniversaire d’Éric. Habib a apporté des ballons avec des confetti dedans, et des petits drapeaux, tu prévois d’acheter un gâteau à Saint-Pierre, et puis des huîtres. Tu prévois d’acheter un cadeau aux Hommes de l’Île, tu as remarqué des polos qui lui iront bien, de la part de ta mère qui t’a envoyé de l’argent à cette occasion. Tu prévois des choses pour faire plaisir à Éric, tu sais que si tu penses à l’autre, tu arrêtes de penser à toi et ton corps va mieux.
Tu as été obligé de relancer pour être payé sur un travail fourni à l’agence de communication de Bruxelles : tu trouvais que c’était humiliant, pour la modeste somme que c’était. Tu es humilié, et cela te pèse sur les épaules. Ça appuie sur la clavicule, l’épaule droite, le cou, la carotide. Tu as mal quand tu joues du piano. Quand tu prends du lexomil, ça passe.
Tu voudrais être dans la voiture, rouler vers Bruxelles et pouvoir pleurer, enfin.
Le 20 mars.
Tu es dans l’une des chambres de la maison d’Arnaud et Florence, à Ixelles, celle de Camille. Tu écris sur ton bureau, celui que tu avais à Woluwé, dans votre appartement belge, et que la famille a récupéré avec ton accord, pour le mettre dans cette chambre-là, où généralement tu résides quand tu reviens à Bruxelles. Ainsi, du lit au bureau, tu as une impression familière, et tu ressens un besoin immense de te détendre : tu as écrit déjà que tu avais du mal à te reposer. Mieux : que tu ne te reposais pas. Tu as forcé le sommeil à deux reprises, hier dans la journée, au milieu des engagements que tu avais pris, et que tu honorais, et au retour de chez Pascale, tu t’es couché en te promettant de ne pas te lever avant dix heures. Et même si les rêves ne t’ont pas laissé en paix, et que ton sommeil a été interrompu une dizaine de fois, tu as réussi à rester au lit jusqu’à dix heures trente.
Il est midi, déjà, moins dix, rends-toi compte.
C’est le printemps, aujourd’hui — à seize heures trente-trois exactement, avez-vous vérifié hier, chez Pascale, pendant le dîner.
Tu as pris une photographie de ton corps nu, offert, sur le lit de la chambre : c’était samedi matin, ton corps avait répondu la veille au plaisir que tu lui avais donné en te rendant au sauna. Tu avais jeté ton dévolu sur un homme massif, barbe blanche et cheveux courts, de deux têtes plus grand que toi, qui avait compris que tu avais besoin d’être pris en mains, et tu l’avais suivi dans une cabine où tu t’étais abandonné à ses caresses et à ses coups. Vous aviez échangé vos numéros de téléphone, vous espériez vous revoir à l’occasion d’un prochain passage, tu savais que ce ne serait pas possible, cette fois-ci, de renouveler l’expérience. Il avait appuyé les doigts à divers endroits de tes reins, ta colonne ou tes épaules, qui étaient douloureux, et qu’il détendait par son toucher et tu lui avais demandé s’il était masseur ou kiné, mais non : il sentait ces choses-là, disait-il, il avait senti immédiatement qu’il y avait un problème à l’épaule, et il avait mis le doigt exactement sur le point névralgique. Tu avais envie de t’abandonner à ses mains, que le massage continue en profondeur : ce n’était pas que du sexe, ou plutôt, fallait-il comprendre que le sexe était une décontraction entière du corps, et qu’en cela, vous aviez beaucoup de chance, homosexuels, d’y avoir accès sans contrainte. Éric lui-même, qui répétait le tour de chant du lundi soir avec son pianiste pendant que tu étais au sauna et qui t’avais retrouvé ensuite dans un bar, avait constaté combien tu semblais détendu. Tu avais raconté, dans les détails, tu avais dit que tu te sentais mieux, lui était heureux que tu sois capable de prendre ton plaisir en mains en t’écoutant — ce que tu savais faire le lundi, mais la culpabilité te rattrapait le mardi, par exemple, et les douleurs réverbéraient dans ton anatomie. Il y avait néanmoins cette évidence-là : qu’il fallait t’écouter. Écouter ton corps. Écouter tes besoins, ou ses besoins — c’était la même chose.
Parfois, c’était plus facile d’accepter que ton corps et toi-même vous ne fassiez qu’un, plutôt que de vous opposer en permanence.
Tu fermes les yeux.
La douleur crie dans l’épaule, la nuque, le bras. De la gorge à l’oreille, ça irradie malgré ibuprofène, doliprane ou oméprazole, et tu sens qu’il va falloir s’en occuper sérieusement, au lieu de laisser la nature s’en charger. Tu essaies de te rappeler que tu ne ressentais rien quand ton corps était occupé à son plaisir, et tu comprends que c’est en lui faisant plaisir, au lieu de le frustrer, que ton corps cessera de crier à l’aide. Entre les bras du géant à la barbe blanche, à un moment donné, tu as pensé à Éric et tu t’es demandé si tu te trompais — non : vous vous écoutez, vous ne vous laissez pas tomber, vous vous soutenez dans vos besoins respectifs. Mais dans la nuit, dans le dernier rêve que tu as fait, Éric ressemblait à Jean-Pierre : il portait des vêtements bleu clair et blanc, et tu lui disais que ce n’était pas une combinaison juste, qu’elle te faisait du mal. Tu pleurais en marchant avec lui, tu le regardais, tu sentais l’amour qui glissait ailleurs, parce que les couleurs qu’il portait ne te convenaient pas, et tu disais que tu ne voulais pas recommencer.
Non.
Tu ne voulais pas à nouveau : ne plus aimer, quitter, repartir à zéro.
Le visage de Jean-Pierre te regardait sans émotion négative, neutre dans sa constance envers toi, et tu t’en détournais.
Le 21 mars.
Vous repartez de Bruxelles demain. Vous vous dites au petit déjeuner que vous avez hâte : d’être chez vous. C’est une impression que vous avez ensemble. Que vous êtes bien chez vous. Non pas que vous ne le soyez pas chez Arnaud et Florence. Non. C’est parfait : vous dormez, vous vous avachissez devant Netflix, tu fais des courses, tu fais la cuisine, vous déjeunez, et puis soudain : ça monte en toi. Tu te demandes ce que vous foutez à Bruxelles. Ce que vous foutriez ailleurs. Tu te souviens qu’à Nice, vous ne quittiez pas l’appartement que tes parents avaient loué pour vous, parce que vous étiez crevés et que ça vous faisait du bien, de ne rien faire. Mais. Toi tu voulais quelque chose.
Toi, tu veux quelque chose, à chaque fois.
Ce que tu as pris le vendredi, à l’arrivée à Bruxelles : ce dont tu avais le plus besoin. Que ton corps revive. C’est de cela que parle Vie et mort du Duquesnoy. Comment le corps peut mourir dans l’apathie du quotidien. Ton corps a ressuscité une fois. Il est revenu du royaume des morts où la maladie de Jean-Pierre te plongeait, et dont tu ne parvenais pas à t’extirper, englué jusqu’au cou dans les protocoles et les pronostics. Tu as réussi, par Bruxelles, et par le sexe, à survivre : au couple, à l’autre, à la mort de l’autre — même si l’autre n’est pas mort : tu parles d’une mort métaphorique, une mort symbolique, une mort presque inconsciente puisqu’il ne se rendait pas compte qu’il mourait chaque jour et t’entraînait avec lui. Tu t’es battu. Tu t’en es sorti.
À Nice, tu as fait en sorte que.
L’homme a passé la porte de l’appartement, il avait peu de temps, sa pause de travail : tu étais nu sur le canapé, Éric était sur la mezzanine dans le lit, face à l’écran dont il avait coupé le son. L’homme et toi, vous avez ahané ensemble, sur le canapé, son pantalon sur les chevilles, son sexe dressé qu’il a vidé sur ta poitrine accueillante.
À Bruxelles, tu as fait en sorte que.
L’homme t’a enfermé dans une cabine, il t’a dit qu’il y avait trop de monde dans les couloirs du sauna et qu’il voulait que tu sois son esclave. Il a attaché la serviette autour de ton cou et tu l’as suivi, nu, le sexe qui battait sur tes cuisses. Il a refermé la porte de la cabine sur la lumière rouge qui a accompagné vos ébats.
À Oléron, tu fais ce qu’il faut.
Tu conduis la voiture jusqu’à la plage des Saumonards, tu t’y mets nu et tu attends les passages, les regards, les gestes. Tu n’as pas à attendre très longtemps avant qu’il ne se passe quelque chose. Tu associes Éric parfois à ces jeux-là : il n’est pas le dernier à en profiter. À Bruxelles, aussi, tu l’associais. Où que vous alliez, tu n’oublies jamais que la survie de ton corps passe également par la motivation de ton couple : tu ne l’abandonnes pas.
Le jour où tu as abandonné Jean-Pierre, tu es parti.
Tu n’abandonnes pas le sexe.
Tu n’abandonnes pas Éric.
Tu n’abandonnes pas encore la vie.
Tu photographies le coffret DVD de la série Six Feet Under, ce jour précis où tu parles de la vie et de la mort. À côté de lui (le coffret t’appartient, comme le bureau sur lequel tu écris ton journal, dans la chambre de Camille), il y a une intégrale de Bashung. Tu titres la photo « les immortels » pour Instagram.
Tu fermes les yeux.
Le 23 mars.
J’ai besoin du je. J’en ai besoin pour bloquer le travail avec Emmanuelle. Pour pouvoir écrire ce que je veux. Pour être certain que l’entrée complète n’apparaîtra pas. Dans le travail en commun.
L’entrée au je.
Pour ne pas y faire « écho ».
Demain j’écrirai au tu.
Le 24 mars.
Tu avais promis d’écrire, tu ne l’as pas fait. Tu avais promis le tu, tu t’y tiens. Tu avais pensé en écrivant la dernière phrase, hier, que tu aurais pu l’écrire autrement. Tu aurais pu écrire : « Demain tu écriras au tu. » Tu y avais pensé après, aussi ça te semblait artificiel et tu n’avais pas modifié l’entrée. Tu savais de toute manière que cette dernière phrase, dans sa forme initiale, apparaîtrait en date d’hier, elle, dans le projet, si l’entrée entière n’y figurait pas. Tu avais déjà, en écrivant, la conscience de ce qui serait et ce qui ne serait pas. C’était un des problèmes que tu pouvais rencontrer avec ce projet-ci : te manipuler toi-même pour y mettre ce que tu voulais. Faire croire que tu ne maîtrisais pas, que ça t’échappait, que tu te laissais aller, alors que la vérité était très différente.
Tu maîtrises.
Tout le temps.
Le dos, les épaules, le cou, la gorge, ce n’est pas étonnant : tu tiens tellement fort, tellement serré, tu ne laisses jamais aller. Tu te souviens de cette fois où tu reprochais à Éric au cours d’une soirée trop arrosée — c’était au début, dans le Cher, chez vos amis — de dire n’importe quoi, et qu’il t’avait reproché de ne pas le faire, toi. De ne pas (te) lâcher. Tu avais baissé la tête, tu avais répondu que tu ne savais pas faire ça : baisser la garde. Tu avais vu ce soir-là qu’il avait compris quelque chose de qui tu étais. Et au lieu de lui faire peur, cela l’avait attaché à toi encore plus.
Tu lui en es reconnaissant : dix ans après votre rencontre, il est toujours là. Toi, tu ne te laisses pas aller davantage. Mais ça n’a plus l’importance que ça avait ce soir-là.
La voix de Billie Eilish t’envahit, elle est permanente, quotidienne : elle t’est nécessaire, dans sa brisure, la fracture qu’elle révèle — qu’elle soit travaillée ou pas, qu’importe.
On ment tous.
Les artistes.
JR et sa petite fille ukrainienne de quarante-cinq mètres de long, par exemple. La prochaine couverture du Time Magazine.
Ben tiens.
Tu te racles la gorge : tu attends Catherine et Caroline. Catherine est la mère d’Emmanuelle, Caroline, sa tante. Catherine et Caroline, c’est la famille. Comme Emmanuelle. Échos les uns des autres, depuis notre rencontre. Entre les murs du château de ma grand-mère. La mort de Dominique. Les déménagements, les départs, les meubles, un canapé rouge sur lequel je pose, nu, pour Pauline, un tableau du Greco qui nous suit où que nous allions — jusque chez Pascale, à Bruxelles, où se trouve son exacte réplique. Ou la tête de la gazelle, au mur de la maison d’Oléron. Les cornes torsadées, le museau pointu, les longs cils. Le regard sur moi.
Sur toi.
Je, tu.
Ce n’est pas simple, un projet.
Ce n’est pas facile non plus, de mentir, quand on est un artiste. Parfois, ça échappe. Quand même.
Le 25 mars.
L’oreille te fait mal à présent. L’oreille, depuis la gorge. Tu te dis : ou l’inverse ? Joe te propose un bain de bouche et de doubler le pansement gastrique, pour voir si ça s’arrange. Après quoi tu as accepté de faire des examens. Mais pour le moment, tu résistes : aux examens. Tu n’as pas envie que l’on fouille dans ton anatomie pour voir ce qui déconne. Il sera bien assez temps, tu te dis.
Everybody dies, chantait Billie Eilish hier.
Surprise, surprise… elle ajoute.
Tu voudrais le soleil sur ta peau nue, fermer les yeux sous son aveuglante lumière. Ne plus penser : au corps, à l’esprit. Tu voudrais au fond ne plus penser, et la phrase te renvoie à cette mort bienvenue, qui t’absoudrait de devoir penser au corps et à l’esprit. Tu cherches la définition du verbe : la notion du péché, bien sûr, mais aussi « l’exemption d’une peine » — comme si penser à soi était une infraction.
L’homme du sauna bruxellois t’écrit que ton problème est « émotionnel ». Il explique qu’il est « bizarre », qu’il sent des choses, de cette manière-là, intuitive. Qu’il l’a senti tout de suite avec toi, une fois ses mains sur ton dos, tes épaules. Qu’il y avait un truc, là. Que ce n’était pas physique. Que ça bloquait à un autre niveau.
Tu bloques.
Tu en plaisantes au petit déjeuner : tu voudrais que l’on te décapite, pour pouvoir fouiller dans le paquet de nerfs et de muscles, et démêler la pelote que ça fait, à cet endroit précis. Tu entends le verbe « fouiller », celui-là même qu’à peine quelques lignes au-dessus tu employais en écrivant que tu ne voulais pas que l’on te fouille. Anatomie. Médecine. Tu passes l’examen du permis côtier dans trois semaines : étrangement, inconsciemment, cela te renvoie à la médecine, à la fac, aux QCM. Tu te dis que ce sera une formalité. Tu apprends très vite quand tu es motivé. Ta motivation n’est pas vers le bateau, mais vers Éric. Elle est aussi envers une qualification supplémentaire que tu auras ainsi, et qui s’ajoutera à la liste de tes talents.
Chopin, L’Adieu, c’est reparti, après avoir décortiqué une nouvelle fois la partition, l’avoir regardée avec des yeux neufs, et des doigts qui acceptaient de remettre en cause leurs réflexes.
Chopin, L’Adieu, ça coule sous les doigts, et tu l’entends, comme tu ne l’avais jamais joué auparavant. Tu comprends qu’avec Angélique, depuis que tu as repris en juin dernier sous sa vigilance à distance, tu as fait des progrès : au début, tu ne l’entendais pas, tu ne la croyais pas. Et puis tu t’es accroché, tu ne voulais plus passer à côté de ta vie. Comme avec le sexe. Tu te disais qu’il était temps de prendre en mains, en doigts — en bouche, en cul ? C’est ton corps entier qui brusquement, depuis Oléron, avale : le savoir et les possibles. C’est ton corps qui accepte enfin de t’écouter ou de s’écouter, et même si tu écris que vous êtes opposés, lui et toi (mais qui es-tu ?), tu comprends que tes douleurs viennent du fait que ton corps avale trop en trop peu de temps.
Tu penses à Harfang.
Personnage mythologique d’une équipe adverse, opposée aux X-Men dans les épisodes dessinés par John Byrne — c’était dans les années 80. Harfang n’était pas comme les autres : ce n’était pas un mutant, avec un développement naturel. C’était un rapace, un être mi-femme mi-animal, qui avait atteint sa majorité en cinq ou six ans, qui avait, ainsi, la forme d’un adulte mais le développement affectif d’un enfant. Et des réflexes de soldat, puisqu’élevée pour la guerre, pour la bataille. Pour ces batailles-là, qui se jouent entre « super-héros ». Mettre des guillemets, toujours. Parce que très tôt tu as senti que ce n’était pas de super-héros qu’il était question dans ces pages-là, mais de ta propre vie : une métaphore de l’existence, de la différence, des persécutions et de la violence.
Tu penses à Harfang parce que tu commences à peine, à près de cinquante-cinq ans, à écouter ton corps et ses besoins, ton esprit et ses désirs, à les comprendre tout au moins. Tu penses à Harfang parce que sous ta forme adulte, qui fait illusion, il y a un enfant qui a peur : de ne pas y arriver. Tu as grandi avec cette crainte-là : de ne pas être à la hauteur. Tu as accumulé les épreuves pour te prouver que tu l’étais. Tu as échoué parfois, tu as réussi à d’autres moments, ni plus ni moins que qui que ce soit d’autre. Tu n’es pas exceptionnel.
Mais.
Ce que tu prends en toi aujourd’hui — ce que l’homme du sauna bruxellois nomme « emotional » en anglais — c’est l’acceptation, enfin, que tu es vivant.
Ou plutôt : que tu as le droit de l’être.
Surprise, surprise…
Le 27 mars.
La gorge ne s’arrange pas — mais tu voudrais bien parler d’autre chose que des souffrances de ton corps.
Hier tu as sucé Éric dans les dunes : un type qui te matait sur la plage vous a rejoints et tu l’as sucé aussi, mais il n’était pas sûr de lui et ses hésitations te fatiguaient, autant qu’elles agaçaient Éric, et vous êtes retournés à vos serviettes, sous le soleil inattendu d’un samedi de mars. Vous aviez joui ensemble le matin, mais ça ne vous empêchait de vous dire que vous iriez aux Saumonards dans l’après-midi, que vous y fassiez quelque chose ou non. Tu as glissé ton corps dans l’océan — tu étais bien le seul — jusqu’à la taille, tu t’es dit que mettre la tête sous l’eau avec l’oreille enflammée était probablement une idée idiote (tu n’es pas certain que tu en aurais été capable néanmoins : l’eau restait fraîche, entre quatorze et quinze degrés). Vous êtes restés allongés un moment avant de rentrer vous doucher pour une soirée au restaurant. Vous aviez déjeuné avec Catherine et Caroline avant qu’elles ne reprennent la route, et vous, le chemin des dunes.
Tu écris, un dimanche.
Tu as parlé à Angélique du Sibélius, les douleurs musculaires à mi-parcours, la tension dans l’avant-bras, tu as filmé pour qu’elle se rende compte et elle incriminait ton poignet, que tu n’assouplissais pas suffisamment, ni la main droite d’ailleurs. Tu as repris en suivant ses conseils, tu te demandes si le piano joue un rôle dans la tension dans l’épaule — mais ce n’est pas l’épaule, réellement, qui est en cause : plutôt le trapèze ou le deltoïde. Éric qui a posé les mains sur toi s’étonnait de la dureté du muscle droit par rapport à celui de gauche : toi tu disais que c’était comme si quelqu’un avait fait une dizaine de nœuds autour de la clavicule, qu’il resserrait en permanence. Ça lançait vers le cou, la nuque, la base du crâne, ça descendait dans le bras et dans le dos. Tu voudrais, oui, parler d’autre chose que de ton corps, mais tu te rends compte aussi que l’écriture est une exploration de soi : parfois elle est intime, interne, psychologique, parfois elle est platement physique, cette exploration. Tu te livres en quelque sorte, corps et âme.
Tu attends la photo de février de la part d’Emmanuelle, elle t’a écrit hier pour te dire que c’était bientôt prêt. Vous y associerez probablement votre entretien enregistré, pendant lequel tu ponctues beaucoup ses mots d’onomatopées, et cela t’a agacé lorsque tu l’as réécouté : mais il faut accepter ses lacunes, ses défauts. Il faut prendre et donner ce que l’on a : c’est à cette seule condition que le travail aura un sens.
Si tu mens, si tu caches, si tu changes, si tu dissimules, si tu censures, tu te perdras.
Le 29 mars.
Il pleut sur Oléron.
Journal (3-29 mars 2022)
Laurent Herrou